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Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
[p. 160] CHAPITRE NEUVIÉME. Magnificence de louis XIV. conquête de la hollande. Louis XIV, forcé de rester quelque tems en paix, continua comme il avait commencé, à régler, à fortifièr & embellir son roiaume. il fit voir qu'un roi absolu, qui veut le bien, vient à bout de tout sans peine. il n'avait qu'à commander; & les succès dans l'administration étaient aussi rapides, que l'avaient été ses conquêtes. c'était une chose véritablement admirable, de voir les ports de mèr, auparavant déserts & ruinés, maintenant entourés d'ouvrages, qui faisaient leur ornement & leur défense, couverts de [p. 161] navires & de matelots, & contenant déja près de soixante grands vaisseaux, qu'il pouvait armèr en guerre. de nouvelles colonies, protégées par son pavillon, partaient de tous côtés, pour l'amérique, pour les indes orientales, pour les côtes de l'afrique. cependant en france, & sous ses yeux, des édifices immenses occupaient des milliers d'hommes, avec tous les arts que l'architecture entraine après elle; & dans l'intérieur de sa cour & de sa capitale, des arts plus nobles & plus ingénieux donnaient à la france des plaisirs & une gloire, dont les siécles précédens n'avaient pas eû même l'idée. les lettres florissaient. le bon goût & la raison pénétraient dans les écoles de la barbarie. tous ces détails de la gloire & de la félicité de la nation, trouveront leur véritable place dans cette histoire; il ne s'agit ici que des affaires générales & militaires. Le portugal donnait en ce tems un spectacle étrange à l'europe. dom alphonse, fils indigne de l'heureux dom jean de bragance, y régnait. il était furieux & imbécile. sa femme, fille du duc de nemours, amoureuse de dom pédre frére d'alphonse, osa concevoir le [M] projet de détroner son mari & d'épouser son amant. l'abrutissement de son mari justifia [p. 162] l'audace de la reine. il était d'une force de corps au-dessus de l'ordinaire. il avait eû publiquement d'une courtisane, un enfant qu'il avait reconnu. enfin il avait couché très-longtems avec la reine. malgré tout cela, elle l'accusa d'impuissance; & aiant acquis dans le roiaume par son habileté, l'autorité que son mari avait perduë par ses fureurs, elle le fit enfermer. elle obtint bientôt de rome une bulle pour épouser son beau-frére. il n'est pas étonnant que rome ait accordé cette bulle; mais il l'est, que des personnes toutes puissantes en aïent besoin. cet événement, qui ne fit une révolution que dans la famille roiale & non dans le roiaume de portugal, n'aiant rien changé aux affaires de l'europe, ne mérite d'attention que par sa singularité. La france reçut bientôt après, un roi qui descendait du trône d'une autre maniére. [M] jean casimir roi de pologne renouvela l'éxemple de la reine christine. fatigué des embarras du gouvernement, & voulant vivre heureux, il choisit sa retraite à paris, dans l'abbaïe de saint-germain dont il fut abbé. paris, devenu depuis quelques années le séjour de tous les arts, était une demeure délicieuse pour un roi, qui cherchait les douceurs de la société, & qui aimait les lettres. il [p. 163] avait été jésuite & cardinal, avant d'être roi; & dégouté également de la roiauté & de l'église, il ne cherchait qu'à vivre en particulier & en sage, & ne voulut jamais souffrir qu'on lui donnât à paris le titre de majesté. Mais une affaire plus intéressante tenait tous les princes chrétiens attentifs. Les turcs, moins formidables à la vérité que du tems des mahomets, des sélims & des solimans, mais dangereux encor & forts de nos divisions, assiégeaient depuis deux ans candie, avec toutes les forces de leur empire. on ne sait s'il était plus étonnant, que les vénitiens se fussent défendus si longtems, ou que les rois de l'europe les eûssent abandonnés. Les tems étaient bien changés. autrefois, lorsque l'europe chrétienne était barbare, un pape, ou même un moine, envoiait des millions de chrétiens combattre les mahométans dans leur empire: nos états s'épuisaient d'hommes & d'argent, pour aller conquérir la misérable & stérile province de judée: & maintenant que l'île de candie, réputée le boulevard de la chrétienté, était inondée de soixante-mille turcs, les rois chrétiens regardaient cette perte avec indifférence. quelques galéres de malte & du pape, étaient le seul [p. 164] secours, qui défendait cette république contre l'empire ottoman. le sénat de venise, aussi impuissant que sage, ne pouvait avec ses soldats mercenaires & des secours si faibles, résistèr au grand-visir kiuperli, bon ministre, meilleur général, maître de l'empire de la turquie, suivi de troupes formidables, & qui même avait de bons ingénieurs. Le roi donna inutilement aux autres princes l'éxemple de secourir candie. ses galéres, & les vaisseaux nouvellement construits dans le port de toulon, y portérent sept-mille hommes, commandés par le duc de beaufort: secours devenu trop faible dans un si grand danger, parce que la générosité française ne fut imitée de personne. La feuillade, simple gentilhomme français, fit une action qui n'avait d'éxemple que dans les anciens tems de la chevalerie. il mena près de trois-cent gentilshommes à candie, à ses depens, quoiqu'il ne fût pas riche. si quelqu'autre nation avait fait pour les vénitiens à proportion de la feüillade, il est à croire que candie eût été délivrée. ce secours ne servit qu'à retarder la prise de quelques jours, & à verser du sang inutilement. le duc de beaufort périt dans une sortie; & kiuperli entra enfin par capitulation [p. 165] dans cette [M] ville, qui n'était plus qu'un monceau de ruines. Les turcs dans ce siége s'étaient montrés supérieurs aux chrétiens même dans la connaissance de l'art militaire. les plus gros canons qu'on eut vus encor en europe, furent fondus dans leur camp. il firent, pour la premiére fois, des lignes paralléles dans les tranchées. c'est d'eux, que nous avons appris cet usage; mais ils ne le tinrent que d'un ingénieur italien. il est certain que des vainqueurs, tels que les turcs, avec de l'expérience, du courage, des richesses, & cette constance dans le travail qui faisait alors leur caractére, devaient conquérir l'italie & prendre rome en bien peu de tems. mais les lâches empereurs qu'ils ont eûs depuis, leurs mauvais généraux, & le vice de leur gouvernement, ont été le salut de la chrétienté. Le roi, peu touché de ces événemens éloignés, laissait meurir son grand dessein de conquérir tous les païs-bas, & de commencer par la hollande. l'occasion devenait tous les jours plus favorable. cette petite république dominait sur les mèrs; mais sur la terre rien n'était plus faible. liée avec l'espagne & avec l'angleterre, en paix avec la france, elle se reposait avec trop de sécurité sur les [p. 166] traités, & sur les avantages d'un commerce immense. autant que ses armées navales étaient disciplinées & invincibles, autant ses troupes de terre étaient mal tenuës & méprisables. leur cavalerie n'était composée que de bourgeois, qui ne sortaient jamais de leurs maisons, & qui païaient des gens de la lie du peuple pour faire le service en leur place. l'infanterie était à-peu-près sur le même pied; les officiers, les commandans même des places de guerre, étaient les enfans, ou les parens des bourguemestres, nourris dans l'inexpérience & dans l'oisiveté, regardant leurs emplois, comme des prêtres regardent leurs bénéfices. le pensionnaire jean de with avait voulu corriger cet abus, mais il ne l'avait pas assez voulu, & ce fut une des grandes fautes de ce républicain. Il fallait d'abord détacher l'angleterre de la hollande. cet appui venant à manquèr aux provinces-unies, leur ruine paraissait inévitable. il ne fut pas difficile à louis XIV d'engager charles dans ses desseins. le monarque anglais n'était pas à la vérité fort sensible à la honte que son régne & sa nation avaient reçuë, lorsque ses vaisseaux furent brulés jusques dans la riviére de la tamise, par la flote hollandaise. il ne respirait, ni la vengeance, ni [p. 167] les conquêtes. il voulait vivre dans les plaisirs, & régnèr avec un pouvoir moins géné: c'est par là qu'on le pouvait séduire. louis, qui n'avait qu'à parlèr alors pour avoir de l'argent, en promit beaucoup au roi charles, qui n'en pouvait avoir sans son parlement. [M] cette liaison secrette entre les deux rois ne fut confiée en france qu'à madame, sœur de charles second & épouse de monsieur frére unique du roi, à turenne & à louvois. Une princesse de vingt-six ans fut le plénipotentiaire, qui devait consommer ce traité avec le roi charles. on prit pour prétexte du passage de madame en angleterre, un voiage que le roi voulut faire dans ses conquêtes nouvelles vers dunkerque & vers lille. la pompe & la grandeur des anciens rois de l'asie n'approchaient pas de l'éclat de ce voiage. trente-mille hommes précédérent ou suivirent la marche du roi; les uns destinés à renforcer les garnisons des païs-conquis, les autres à travaillèr aux fortifications, quelques-uns à applanir les chemins. le roi menait avec lui la reine sa femme, toutes les princesses & les plus belles femmes de sa cour. madame brillait au milieu d'elles, & goûtait dans le fond de son cœur le plaisir & la gloire de tout cet appareil, qui n'était [p. 168] que pour elle. ce fut une fête continuelle depuis saint-germain jusqu'à lille. Le roi, qui voulait gagner les cœurs de ses nouveaux sujets, & ébloüir ses voisins, répandait par-tout ses libéralités avec profusion; l'or & les pierreries étaient prodigués à quiconque avait le moindre prétexte pour lui parler. la princesse henriette s'embarqua à calais, pour voir son frére, qui s'était avancé jusqu'à cantorbéri. charles, séduit par l'amitié qu'il avait pour sa sœur & par l'argent de la france, signa tout ce que louis XIV voulait, & prépara la ruine de la hollande au milieu des plaisirs & des fêtes. La perte de madame, morte à son retour d'une maniére soudaine & affreuse, jetta des soupçons sur monsieur, & ne changea rien aux résolutions des deux rois. les dépoüilles de la république, qu'on devait détruire, étaient déja partagées par le traité secret, entre les cours de france & d'angleterre, comme en 1635 on avait partagé la flandre avec les hollandais. ainsi on change de vuës, d'alliés & d'ennemis, & on est souvent trompé dans tous ses projets. les bruits de cette entreprise prochaine commençaient à se répandre, mais l'europe les écoutait en silence. l'empereur occupé des séditions de la hongrie, la [p. 169] suéde endormie par des négociations, l'espagne toûjours faible, toûjours irrésoluë & toûjours lente, laissaient une libre carriére à l'ambition de louis XIV. La hollande, pour comble de malheur, était divisée en deux factions; l'une, des républicains rigides, à qui toute ombre d'autorité despotique semblait un monstre contraire aux loix de l'humanité; l'autre, des républicains mitigés, qui voulaient établir dans les charges de ses ancêtres le jeune prince d'orange, si célébre depuis sous le nom de guillaume trois. le grand-pensionnaire jean de with & corneille son frére étaient à la tête des partisans austéres de la liberté: mais le parti du jeune prince commençait à prévaloir. la république, plus occupée de ses dissensions domestiques que de son danger, contribuait elle-même à sa ruine. Louis avait non seulement acheté le roi d'angleterre, il gagna encor l'électeur de cologne, & ce van gaalen évêque de munster, avide de guerres & de butin, ennemi naturel des hollandais. il les avait secourus contre cet évêque, & maintenant il s'unissait à lui pour les perdre. la suéde, après s'être unie aux hollandais pour arrétèr en 1668 des progrès qui ne les menaçaient pas, les abandonna quand ils furent menaçés de leur ruine, [p. 170] & rentra avec la france dans ses anciennes liaisons, moiennant les anciens subsides. Il est singulier & digne de remarque, que de tous les ennemis, qui allaient fondre sur ce petit état, il n'y en eut pas un qui pût alléguèr un prétexte de guerre. c'était une entreprise à-peu-près semblable à cette ligue de louis douze, de l'empereur maximilien & du roi d'espagne, qui avaient autrefois conjuré la perte de la république de venise, parce qu'elle était riche & fiére. Les états généraux consternés écrivirent au roi, lui demandant humblement, si les grands préparatifs qu'il faisait, étaient en effet destinés contre eux, ses anciens & fidéles alliés? en quoi ils l'avaient offensé? quelle réparation il éxigeait? il répondit, «qu'il ferait de ses troupes l'usage que demanderait sa dignité, dont il ne devait compte à personne.» ses ministres alléguaient pour toute raison, que le gazetier de hollande avait été trop insolent, & qu'on disait que van-beuning avait fait frapèr une médaille injurieuse à louis XIV. van-beuning avait pour nom de batême, josué: le goût des devises régnait alors en france. on avait donné à louis XIV la devise du soleil avec cette légende, nec pluribus impar. on prétendait, [p. 171] que van-beuning s'était fait représentèr avec un soleil, & ces mots pour ame, in conspectu meo stetit sol; à mon aspect le soleil s'est arrété. cette médaille n'éxista jamais. il est vrai que les états avaient fait frapèr une médaille, dans laquelle ils avaient exprimé tout ce que la république avait fait de glorieux; assertis legibus, emendatis sacris, adjutis, defensis, conciliatis regibus, vindicata marium libertate, stabilita orbis europae quiete. les loix affermies, la religion épurée, les rois secourus, défendus & réunis, la liberté des mèrs vangée, l'europe pacifiée. Ils ne se vantaient en effet de rien qu'ils n'eussent fait: cependant ils firent briser le coin de cette médaille pour appaiser louis XIV. Le roi d'angleterre de son côté leur reprochait, que leur flote n'avait pas baissé son pavillon devant un bateau anglais, & alléguait encor un certain tableau, où corneille de with, frére du pensionnaire était peint avec les attributs d'un vainqueur. on voiait des vaisseaux pris & brûlés dans le fond du tableau. ce corneille de with, qui en effet avait eu beaucoup de part aux exploits maritimes contre l'angleterre, avait souffert ce foible monument de sa gloire; mais ce tableau presque ignoré était dans une chambre [p. 172] où l'on n'entrait presque jamais. les ministres anglais, qui mirent par écrit les griefs de leur roi contre la hollande, y spécifiérent des tableaux injurieux, abusive pictures. les états, qui traduisaient toûjours les mémoires des ministres en français, aiant traduit abusive, par le mot fautifs, trompeurs, répondirent qu'ils ne savaient ce que c'était que ces tableaux trompeurs. en effet ils ne devinérent jamais, qu'il était question de ce portrait d'un de leurs concitoiens, & ils ne purent imaginer ce prétexte de la guerre. Tout ce que les efforts de l'ambition & de la prudence humaine peuvent préparer pour détruire une nation, louis xiv l'avait fait. il n'y a pas chez les hommes d'éxemple d'une petite entreprise formée avec des préparatifs plus formidables. de tous les conquérans, qui ont envahi une partie du monde, il n'y en a pas un qui ait commencé ses conquêtes avec autant de troupes réglées, & autant d'argent que louis en emploia pour subjuguer le petit état des provinces-unies. cinquante millions, qui en feraient aujourd'hui quatre-vingt-dix-sept, furent consommés à cet appareil. trente vaisseaux de cinquante piéces de canon joignirent la flote anglaise forte de cent voiles. le roi avec son frére alla sur les frontiéres de la flandre espagnole [p. 173] & de la hollande, vers mastricht & charleroi, avec plus de cent douze mille hommes. l'évêque de munster & l'électeur de cologne en avaient environ vingt mille. les généraux de l'armée du roi étaient condé & turenne. luxembourg commandait sous eux. vauban devait conduire les siéges. louvois était partout avec sa vigilance ordinaire. jamais on n'avait vu une armée si magnifique, & en même tems mieux disciplinée. c'était surtout un spectacle admirable, que la maison du roi nouvellement réformée. on y voiait quatre compagnies des gardes du corps, chacune composée de trois-cent gentils-hommes, entre lesquels il y avait beaucoup de jeunes cadets sans païe, assujettis comme les autres à la régularité du service; deux cens gendarmes de la garde, deux cens chevau-légers, cinq cens mousquetaires, tous gentils-hommes choisis, parés de leur jeunesse & de leur bonne mine; douze compagnies de la gendarmerie, depuis augmentées jusqu'au nombre de seize; les cent-suisses même accompagnaient le roi, & ses régimens des gardes françaises & suisses montaient la garde devant sa maison, ou devant sa tente. ces troupes, pour la pluspart couvertes d'or & d'argent, étaient en même tems un objet de [p. 174] terreur & d'admiration, pour des peuples chez qui toute espéce de magnificence était inconnuë. une discipline, devenuë encor plus éxacte, avait mis dans l'armée un nouvel ordre. il n'y avait point encor d'inspecteurs de cavalerie & d'infanterie, comme nous en avons vu depuis, mais deux hommes uniques en leur genre, en faisaient les fonctions. martinet mettait alors l'infanterie sur le pied de discipline où elle est aujourd'hui. le chevalier de fourilles faisait la même charge dans la cavalerie. il y avait un an que martinet avait mis la baïonette en usage dans quelques régimens. avant lui on ne s'en servait pas d'une maniére constante & uniforme. ce dernier effort peut-être de ce que l'art militaire a inventé de plus terrible, était connu, mais peu pratiqué, parce que les piques prévalaient. il avait imaginé des bateaux de cuivre, qu'on portait aisément sur charrettes ou à dos de mulet. le roi avec tant d'avantages, sûr de sa fortune & de sa gloire, menait avec lui un historien, qui devait écrire ses victoires; c'était pélisson, homme dont il sera parlé dans l'article des beaux-arts, plus capable de bien écrire, que de ne pas flatter. Contre turenne, condé, luxembourg, vauban, cent-trente-mille combattans, [p. 175] une artillerie prodigieuse, & de l'argent avec lequel on attaquait encor la fidélité des commandans des places ennemies; la hollande n'avait à opposer qu'un jeune prince d'une constitution faible, qui n'avait vu ni siéges ni combats, & environ vingt-cinq-mille mauvais soldats en quoi consistait toute la garde du païs. le prince guillaume d'orange, âgé de 22 ans, venait d'être élu capitaine général des forces de terre, par les vœux de la nation: jean de with y avait consenti par nécessité. ce prince nourrissait sous le flegme hollandais, une ardeur d'ambition & de gloire, qui éclata toûjours depuis dans sa conduite, sans s'échaper jamais dans ses discours. son humeur était froide & sévére, son génie actif & perçant: son courage, qui ne se rebutait jamais, fit supportèr à son corps faible & languissant, des fatigues au-dessus de ses forces. il était valeureux sans ostentation, ambitieux, mais ennemi du faste, né avec une opiniâtreté flegmatique faite pour combattre l'adversité, aimant les affaires & la guerre, ne connaissant ni les plaisirs attachés à la grandeur ni ceux de l'humanité, enfin presque en tout l'opposé de louis XIV. Il ne put d'abord rien opposèr au torrent qui se débordait sur sa patrie. ses [p. 176] forces étaient trop peu de chose; son pouvoir même était limité par les états. les armes françaises venaient fondre tout à coup sur la hollande, que rien ne secourait. l'imprudent duc de lorraine, qui avait voulu lever des troupes pour joindre sa fortune à celle de cette république, venait de voir toute la lorraine saisie par les troupes françaises, avec la même facilité qu'on s'empare d'avignon, quand on est mécontent du pape. Cependant le roi faisait avancer ses armées vers le rhin, dans ces païs qui confinent à la hollande, à cologne & à la flandre. il faisait distribuer de l'argent dans tous les villages, pour païer le dommage que ses troupes y pouvaient faire. si quelque gentil-homme des environs venait se plaindre, il était sûr d'avoir un présent. un envoié du gouverneur des païs-bas, étant venu faire une représentation au roi sur quelques dégâts commis par les troupes, reçut de la main du roi son portrait enrichi de diamans, estimé plus de douze-mille francs. cette conduite attirait l'admiration des peuples, & augmentait la crainte de sa puissance. Le roi était à la tête de sa maison, & de ses plus belles troupes, qui composaient trente-mille hommes. turenne les commandait sous lui. le prince de condé [p. 177] avait une armée aussi forte. les autres corps, conduits tantôt par luxembourg, tantôt par chamilli, faisaient dans l'occasion des armées séparées, ou se rejoignaient selon le besoin. on commença par assiégèr à la fois quatre villes, dont le nom ne mérite de place dans l'histoire que par cet événement; rhinberg, orsoi, wésel, burick. elles furent prises presque aussitôt qu'elles furent investies. celle de rhinberg, que le roi voulut assiégèr en personne, n'essuia pas un coup de canon; & pour assurèr encor mieux sa prise, on eut soin de corrompre le lieutenant de la place, irlandais de nation, nommé dosseri, qui eut la lâcheté de se vendre, & l'imprudence de se retirer ensuite à mastricht, où le prince d'orange le fit punir de mort. Toutes les places qui bordent le rhin & l'issel, se rendirent. quelques gouverneurs envoiérent leurs clez, dès qu'ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français: plusieurs officiers s'enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l'ennemi fût dans leur territoire: la consternation était générale. le prince d'orange n'avait point assez de troupes pour paraître en campagne. toute la hollande s'attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait [p. 178] au de-là du rhin. le prince d'orange fit faire à la hâte des lignes au de-là de ce fleuve; & après les avoir faites, il connut l'impuissance de les garder. il ne s'agissait plus que de savoir en quel endroit les français voudraient faire un pont de bateaux, & de s'opposer, si on pouvait, à ce passage. en effet l'intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux de cuivre inventés par martinet. des gens du païs informérent alors le prince de condé, que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du rhin, auprès d'une vieille tour qui sert de bureau de péage, qu'on nomme toll-huis, la maison du péage. le roi fit sonder ce gué par le comte de guiche. il n'y avait que quarante à cinquante pas à nagèr au milieu de ce bras du fleuve, à ce que dit dans ses lettres pélisson témoin oculaire. cet espace n'était rien, parce que plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l'eau très-peu rapide. l'abord était aisé: il n'y avait de l'autre côté de l'eau que quatre à cinq-cent cavaliers, & deux faibles régimens d'infanterie sans canon. l'artillerie française les foudroiait en flanc. tandis que la maison du roi & les meilleures troupes de cavalerie passérent sans risque au nombre d'environ quinze-mille hommes, [p. 179] le prince de condé les côtoiait dans un bateau de cuivre. à peine quelques cavaliers hollandais entrérent dans la riviére pour faire semblant de combattre. ils s'enfuirent l'instant d'après, devant la multitude qui venait à eux. leur infanterie mit aussitôt bas les armes, & demanda la vie. personne ne périt dans le passage que quelques cavaliers ivres, qui s'écartérent du gué; & il n'y aurait eû personne de tué [M] dans cette journée, sans l'imprudence du jeune duc de longueville. on dit qu'aiant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant, point de quartier pour cette canaille. il tua du coup, un de leurs officiers. l'infanterie hollandaise désespérée reprit à l'instant ses armes, & fit une décharge, dont le duc de longueville fut tué. un capitaine de cavalerie nommé ossembrouk, qui ne s'était point enfui avec les autres, court au prince de condé, qui montait alors à cheval en sortant de la riviére, & lui appuie son pistolet à la tête. le prince, par un mouvement, détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. les français irrités firent main-basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. [p. 180] louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l'armée. Tel fut ce passage du rhin, action éclatante & unique, célébrée alors comme un des grands événemens qui dussent occuper la mémoire des hommes. cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son régne, l'idolâtrie de ses courtisans, enfin le goût que les peuples, & surtout les parisiens, ont pour l'éxagération, joint à l'ignorance de la guerre, où l'on est dans l'oisiveté des grandes villes; tout cela fit regardèr à paris le passage du rhin comme un prodige. l'opinion commune était, que toute l'armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d'une armée retranchée, & malgré l'artillerie d'une forteresse imprenable, appellée le tholus. il était très vrai, que rien n'était plus imposant pour les ennemis que ce passage, & que s'ils avaient eû un corps de bonnes troupes à l'autre bord, l'entreprise était très périlleuse. Dés qu'on eût passé le rhin, on prit doesbourg, zutphen, arnheim, nosembourg, nimégue, skenk, bommel, crevecoeur, &c. il n'y avait guères d'heures dans la journée, où le roi ne reçût la nouvelle de quelque conquête. un officier, [p. 181] nommé mazel, mandait à monsieur de turenne: «si vous voulez m'envoier cinquante chevaux, je pourrai prendre avec cela deux ou trois places.» Utrecht envoia ses clez, & capitula avec toute la province qui porte son nom. louis fit son [M] entrée triomphale dans cette ville, menant avec lui son grand aumônier, son confesseur & l'évêque titulaire d'utrecht. on rendit avec solennité la grande église aux catholiques. l'évêque, qui n'en portait que le vain nom, fut pour quelque tems établi dans une dignité réelle. la religion de louis XIV faisait des conquêtes comme ses armes. c'était un droit qu'il acquérait sur la hollande, dans l'esprit des catholiques. Les provinces d'utrecht, d'overissel, de gueldres, étaient soumises; amsterdam n'attendait plus que le moment de son esclavage ou de sa ruine. les juifs, qui y sont établis, s'empressérent d'offrir à gourville, intendant & ami du prince de condé, deux-millions de florins, pour se racheter du pillage. éja naerden, voisine d'amsterdam, était prise. quatre cavaliers, allant à la maraude, s'avancérent jusqu'aux portes de muiden, où sont les écluses qui peuvent inonder le païs, & qui n'est qu'à une lieuë d'amsterdam. les magistrats de muiden, [p. 182] éperdus de fraïeur, vinrent présenter leurs clez à ces quatre soldats; mais enfin, voiant que les troupes ne s'avançaient point, ils reprirent leurs clez & fermérent les portes. un instant de diligence eût mis amsterdam dans les mains du roi. cette capitale une fois prise, non seulement la république périssait, mais il n'y avait plus de nation hollandaise, & bientôt la terre même de ce païs allait disparaître. les plus riches familles, les plus ardentes pour la liberté, se préparaient à fuir aux extrémités du monde, & à s'embarquer pour batavia. on fit le dénombrement de tous les vaisseaux qui pouvaient faire ce voiage, & le calcul de ce qu'on pouvait embarquer. on trouva, que [check non-cartonné]cinquante-mille familles pouvaient se réfugier dans leur nouvelle patrie. la hollande n'eût plus éxisté qu'au bout des indes orientales: ses provinces d'europe, qui n'achettent leur bled qu'avec leurs richesses d'asie, qui ne vivent que de leur commerce, & si on l'ose dire, de leur liberté, auraient été presque tout-à-coup ruinées & dépeuplées. amsterdam, l'entrepôt & le magazin de l'europe, où trois-cent-mille hommes cultivent le commerce & les arts, serait devenuë bientôt un vaste marais. toutes les terres voisines demandent des frais immenses [p. 183] & des milliers d'hommes pour élever leurs digues: elles eûssent probablement à la fois manqué d'habitans & de richesses, & auraient été enfin submergées, ne laissant à louis XIV que la gloire déplorable d'avoir détruit le plus singulier & le plus beau monument de l'industrie humaine. La désolation de l'état était augmentée par les divisions ordinaires aux malheureux, qui s'imputent les uns aux autres les calamités publiques. le grand pensionnaire de with ne croiait pouvoir sauver ce qui restait de sa patrie, qu'en demandant la paix au vainqueur. son esprit, à la fois tout républicain & jaloux de son autorité particuliére, craignait toûjours l'élévation du prince d'orange encor plus que les conquêtes du roi de france; il avait fait jurèr à ce prince même l'observation d'un édit perpétuel, par lequel le prince était exclu de la charge de stathouder. l'honneur, l'autorité, l'esprit de parti, l'intérêt, liérent de with à ce serment. il aimait mieux voir sa république subjuguée par un roi vainqueur, que soumise à un stathouder. Le prince d'orange de son côté plus ambitieux que de with, aussi attaché à sa patrie, plus patient dans les malheurs [p. 184] publics, attendant tout du tems & de l'opiniâtreté de sa constance, briguait le stathoudérat, & s'opposait à la paix avec la même ardeur. les états résolurent, qu'on demanderait la paix malgré le prince; mais le prince fut élevé au stathoudérat malgré les de-with. [M] Quatre députés vinrent au camp du roi, implorer sa clémence au nom d'une république, qui six mois auparavant se croiait l'arbitre des rois. les députés ne furent point reçus des ministres de louis XIV, avec cette politesse française qui mêle la douceur de la civilité aux rigueurs même du gouvernement. louvois dur & altier, né pour bien servir, plustôt que pour faire aimer son maître, reçut les supplians avec hauteur, & même avec l'insulte de la raillerie. on les obligea de revenir plusieurs fois. enfin le roi leur fit déclarer ses volontés. il voulait, que les états lui cédassent tout ce qu'ils avaient au-delà du rhin, nimégue, des villes & des forts dans le sein de leur païs; qu'on lui païât vingt-millions; que les français fussent les maîtres de tous les grands chemins de la hollande par terre & par eau, sans qu'ils païassent jamais aucun droit; que la religion catholique fût par-tout rétablie; que la république lui envoiât tous les ans une ambassade [p. 185] extraordinaire, avec une médaille d'or sur laquelle il fût gravé, qu'ils tenaient leur liberté de louis XIV; enfin qu'à ces satisfactions ils joignissent celle qu'ils devaient au roi d'angleterre & aux princes de l'empire, tels que ceux de cologne & de munster, par qui la hollande était encor désolée. Ces conditions d'une paix, qui tenait tant de la servitude, parurent intolérables; & la fierté du vainqueur inspira un courage de désespoir aux vaincus. on résolut de périr les armes à la main. tous les cœurs & toutes les espérances se tournérent vers le prince d'orange. le peuple en fureur éclata contre le grand-pensionnaire, qui avait demandé la paix. a ces séditions se joignit la politique du prince & l'animosité de son parti. on attente d'abord à la vie du grand-pensionnaire jean de with. ensuite on accuse corneille son frére d'avoir attenté à celle du prince. corneille est appliqué à la question. il récita dans les tourmens le commencement de cette ode d'horace: justum & tenacem, convenable à son état & à son courage, & qu'on peut traduire ainsi pour ceux qui ignorent le latin: la mèr qui gronde & s'élance, [M] enfin la populace effrénée massacra dans la haie les deux fréres de with; l'un, qui avait gouverné l'état pendant dix-neuf ans avec vertu; & l'autre, qui l'avait servi de son épée. on éxerça sur leurs corps sanglans toutes les fureurs dont le peuple est capable: horreurs communes à toutes les nations, & que les français avaient fait éprouvèr au maréchal d'encre, à l'amiral coligni, &c. car la populace est presque par-tout la même. on poursuivit les amis du pensionnaire. ruiter même l'amiral de la république, & qui seul combattait alors pour elle avec succès, se vit environné d'assassins dans amsterdam. Au milieu de ces désordres & de ces désolations, les magistrats montrérent des vertus, qu'on ne voit guères que dans les républiques. les particuliers, qui avaient des billets de banque, coururent en foule à la banque d'amsterdam; on craignait que l'on n'eût touché au trésor public. chacun s'empressait de se faire païer du peu d'argent, qu'on croiait qui pouvait y être encor. les magistrats firent ouvrir les caves, où ce trésor se [p. 187] conserve. on le trouva tout entier, tel qu'il avait été déposé depuis soixante ans; l'argent même était encor noirci de l'impression du feu, qui avait longtems auparavant consumé l'hôtel de ville. les billets de banque s'étaient toûjours négociés jusqu'à ce tems, sans que jamais on eût touché au trésor. on païa alors avec cet argent tous ceux qui voulurent l'être. tant de bonne foi & tant de ressources étaient d'autant plus admirables, que charles second roi d'angleterre, pour avoir dequoi faire la guerre aux hollandais & fournir à ses plaisirs, non content de l'argent de france, venait de faire banqueroute à ses sujets. autant il était honteux à ce roi de violèr ainsi la foi publique, autant il était glorieux aux magistrats d'amsterdam de la garder, dans un tems où il semblait permis d'y manquer. A cette vertu républicaine, ils joignirent ce courage d'esprit, qui prend les partis extrêmes dans les maux sans reméde. ils firent percer les digues, qui retiennent les eaux de la mèr. les maisons de campagne, qui sont innombrables autour d'amsterdam, les villages, les villes voisines, leide, delft, furent inondées. le païsan ne murmura pas de voir ses troupeaux noiés dans les campagnes. amsterdam [p. 188] fut comme une vaste forteresse au milieu des eaux, entourée de vaisseaux de guerre, qui eûrent assez d'eau pour se rangèr autour de la ville. la disette fut grande chez ces peuples; ils manquérent sur-tout d'eau douce; elle se vendit six sous la pinte: mais ces extrémités parurent moindres que l'esclavage. c'est une chose digne de l'observation de la postérité, que la hollande ainsi accablée sur terre, & n'étant plus un état, demeura encor redoutable sur la mèr. c'était l'élément véritable de ces peuples. Tandis que louis XIV passait le rhin & prenait trois provinces, l'amiral ruiter avec environ cent vaisseaux de guerre & plus de cinquante brulots, alla chercher près des côtes d'angleterre les flottes des deux rois. leur puissance réunie n'avait pu mettre en mèr une armée navale plus forte que celle de la république. les anglais & les hollandais combattirent comme des nations accoûtumées à se disputer l'empire de l'océan. cette bataille, qu'on nomme de solbaie, dura un jour entier. ruiter, qui en donna le signal, [M] attaqua le vaisseau amiral d'angleterre, où était le duc d'yorck, frére du roi. la gloire de ce combat particulier demeura à ruiter. le duc d'yorck, obligé de changer de vaisseau, ne reparut plus devant l'amiral [p. 189] hollandais. les trente vaisseaux français eurent peu de part à l'action. & tel fut le sort de cette journée, que les côtes de la hollande furent en sûreté. Après cette bataille, ruiter, malgré les craintes & les contradictions de ses compatriotes, fit entrer la flote marchande des indes dans le téxel; défendant ainsi & enrichissant sa patrie d'un côté, lorsqu'elle périssait de l'autre. le commerce même des hollandais se soûtenait; on ne voiait que leurs pavillons dans les mers des indes. un jour qu'un consul de france disait au roi de perse, que louis XIV avait conquis presque toute la hollande: comment cela peut-il être? répondit le monarque persan, puisqu'il y a toûjours au port d'ormus vingt vaisseaux hollandais pour un français. Le prince d'orange cependant avait l'ambition d'être bon citoien. il offrit à l'état le revenu de ses charges, & tout son bien pour soûtenir la liberté. il couvrit d'inondations les passages par où les français pouvaient pénétrer dans le reste du païs. ses négociations promtes & secrettes réveillérent de leur assoupissement, l'empereur, l'empire, le conseil d'espagne, le gouverneur de flandre. il disposa même l'angleterre à la paix. enfin le roi était entré au mois de mai en [p. 190] hollande, & dès le mois de juillet l'europe commençait à être conjurée contre lui. Monterey, gouverneur de flandre, fit passer secrettement quelques régimens au secours des provinces-unies. le conseil de l'empereur léopold envoia montécuculi à la tête de près de vingt-mille hommes. l'électeur de brandebourg, qui avait à sa solde vingt-cinq-mille soldats, se mit en marche. [M] Alors le roi quitta son armée. il n'y avait plus de conquêtes à faire dans un païs inondé. la garde des provinces conquises devenait difficile. louis voulait une gloire sûre. satisfait d'avoir pris tant de villes en deux mois, il revint à saint-germain au milieu de l'été: & laissant turenne & luxembourg achever la guerre, il jouit du triomphe. on éleva des monumens de sa conquête, tandis que les puissances de l'europe travaillaient à la lui ravir. [p. 160] CHAPITRE NEUVIÉME. Magnificence de louis XIV. conquête de la hollande. Louis XIV, forcé de rester quelque tems en paix, continua comme il avait commencé, à régler, à fortifièr & embellir son roiaume. il fit voir qu'un roi absolu, qui veut le bien, vient à bout de tout sans peine. il n'avait qu'à commander; & les succès dans l'administration étaient aussi rapides, que l'avaient été ses conquêtes. c'était une chose véritablement admirable, de voir les ports de mèr, auparavant déserts & ruinés, maintenant entourés d'ouvrages, qui faisaient leur ornement & leur défense, couverts de [p. 161] navires & de matelots, & contenant déja près de soixante grands vaisseaux, qu'il pouvait armèr en guerre. de nouvelles colonies, protégées par son pavillon, partaient de tous côtés, pour l'amérique, pour les indes orientales, pour les côtes de l'afrique. cependant en france, & sous ses yeux, des édifices immenses occupaient des milliers d'hommes, avec tous les arts que l'architecture entraine après elle; & dans l'intérieur de sa cour & de sa capitale, des arts plus nobles & plus ingénieux donnaient à la france des plaisirs & une gloire, dont les siécles précédens n'avaient pas eû même l'idée. les lettres florissaient. le bon goût & la raison pénétraient dans les écoles de la barbarie. tous ces détails de la gloire & de la félicité de la nation, trouveront leur véritable place dans cette histoire; il ne s'agit ici que des affaires générales & militaires. Le portugal donnait en ce tems un spectacle étrange à l'europe. dom alphonse, fils indigne de l'heureux dom jean de bragance, y régnait. il était furieux & imbécile. sa femme, fille du duc de nemours, amoureuse de dom pédre frére d'alphonse, osa concevoir le [M] projet de détroner son mari & d'épouser son amant. l'abrutissement de son mari justifia [p. 162] l'audace de la reine. il était d'une force de corps au-dessus de l'ordinaire. il avait eû publiquement d'une courtisane, un enfant qu'il avait reconnu. enfin il avait couché très-longtems avec la reine. malgré tout cela, elle l'accusa d'impuissance; & aiant acquis dans le roiaume par son habileté, l'autorité que son mari avait perduë par ses fureurs, elle le fit enfermer. elle obtint bientôt de rome une bulle pour épouser son beau-frére. il n'est pas étonnant que rome ait accordé cette bulle; mais il l'est, que des personnes toutes puissantes en aïent besoin. cet événement, qui ne fit une révolution que dans la famille roiale & non dans le roiaume de portugal, n'aiant rien changé aux affaires de l'europe, ne mérite d'attention que par sa singularité. La france reçut bientôt après, un roi qui descendait du trône d'une autre maniére. [M] jean casimir roi de pologne renouvela l'éxemple de la reine christine. fatigué des embarras du gouvernement, & voulant vivre heureux, il choisit sa retraite à paris, dans l'abbaïe de saint-germain dont il fut abbé. paris, devenu depuis quelques années le séjour de tous les arts, était une demeure délicieuse pour un roi, qui cherchait les douceurs de la société, & qui aimait les lettres. il [p. 163] avait été jésuite & cardinal, avant d'être roi; & dégouté également de la roiauté & de l'église, il ne cherchait qu'à vivre en particulier & en sage, & ne voulut jamais souffrir qu'on lui donnât à paris le titre de majesté. Mais une affaire plus intéressante tenait tous les princes chrétiens attentifs. Les turcs, moins formidables à la vérité que du tems des mahomets, des sélims & des solimans, mais dangereux encor & forts de nos divisions, assiégeaient depuis deux ans candie, avec toutes les forces de leur empire. on ne sait s'il était plus étonnant, que les vénitiens se fussent défendus si longtems, ou que les rois de l'europe les eûssent abandonnés. Les tems étaient bien changés. autrefois, lorsque l'europe chrétienne était barbare, un pape, ou même un moine, envoiait des millions de chrétiens combattre les mahométans dans leur empire: nos états s'épuisaient d'hommes & d'argent, pour aller conquérir la misérable & stérile province de judée: & maintenant que l'île de candie, réputée le boulevard de la chrétienté, était inondée de soixante-mille turcs, les rois chrétiens regardaient cette perte avec indifférence. quelques galéres de malte & du pape, étaient le seul [p. 164] secours, qui défendait cette république contre l'empire ottoman. le sénat de venise, aussi impuissant que sage, ne pouvait avec ses soldats mercenaires & des secours si faibles, résistèr au grand-visir kiuperli, bon ministre, meilleur général, maître de l'empire de la turquie, suivi de troupes formidables, & qui même avait de bons ingénieurs. Le roi donna inutilement aux autres princes l'éxemple de secourir candie. ses galéres, & les vaisseaux nouvellement construits dans le port de toulon, y portérent sept-mille hommes, commandés par le duc de beaufort: secours devenu trop faible dans un si grand danger, parce que la générosité française ne fut imitée de personne. La feuillade, simple gentilhomme français, fit une action qui n'avait d'éxemple que dans les anciens tems de la chevalerie. il mena près de trois-cent gentilshommes à candie, à ses depens, quoiqu'il ne fût pas riche. si quelqu'autre nation avait fait pour les vénitiens à proportion de la feüillade, il est à croire que candie eût été délivrée. ce secours ne servit qu'à retarder la prise de quelques jours, & à verser du sang inutilement. le duc de beaufort périt dans une sortie; & kiuperli entra enfin par capitulation [p. 165] dans cette [M] ville, qui n'était plus qu'un monceau de ruines. Les turcs dans ce siége s'étaient montrés supérieurs aux chrétiens même dans la connaissance de l'art militaire. les plus gros canons qu'on eut vus encor en europe, furent fondus dans leur camp. il firent, pour la premiére fois, des lignes paralléles dans les tranchées. c'est d'eux, que nous avons appris cet usage; mais ils ne le tinrent que d'un ingénieur italien. il est certain que des vainqueurs, tels que les turcs, avec de l'expérience, du courage, des richesses, & cette constance dans le travail qui faisait alors leur caractére, devaient conquérir l'italie & prendre rome en bien peu de tems. mais les lâches empereurs qu'ils ont eûs depuis, leurs mauvais généraux, & le vice de leur gouvernement, ont été le salut de la chrétienté. Le roi, peu touché de ces événemens éloignés, laissait meurir son grand dessein de conquérir tous les païs-bas, & de commencer par la hollande. l'occasion devenait tous les jours plus favorable. cette petite république dominait sur les mèrs; mais sur la terre rien n'était plus faible. liée avec l'espagne & avec l'angleterre, en paix avec la france, elle se reposait avec trop de sécurité sur les [p. 166] traités, & sur les avantages d'un commerce immense. autant que ses armées navales étaient disciplinées & invincibles, autant ses troupes de terre étaient mal tenuës & méprisables. leur cavalerie n'était composée que de bourgeois, qui ne sortaient jamais de leurs maisons, & qui païaient des gens de la lie du peuple pour faire le service en leur place. l'infanterie était à-peu-près sur le même pied; les officiers, les commandans même des places de guerre, étaient les enfans, ou les parens des bourguemestres, nourris dans l'inexpérience & dans l'oisiveté, regardant leurs emplois, comme des prêtres regardent leurs bénéfices. le pensionnaire jean de with avait voulu corriger cet abus, mais il ne l'avait pas assez voulu, & ce fut une des grandes fautes de ce républicain. Il fallait d'abord détacher l'angleterre de la hollande. cet appui venant à manquèr aux provinces-unies, leur ruine paraissait inévitable. il ne fut pas difficile à louis XIV d'engager charles dans ses desseins. le monarque anglais n'était pas à la vérité fort sensible à la honte que son régne & sa nation avaient reçuë, lorsque ses vaisseaux furent brulés jusques dans la riviére de la tamise, par la flote hollandaise. il ne respirait, ni la vengeance, ni [p. 167] les conquêtes. il voulait vivre dans les plaisirs, & régnèr avec un pouvoir moins géné: c'est par là qu'on le pouvait séduire. louis, qui n'avait qu'à parlèr alors pour avoir de l'argent, en promit beaucoup au roi charles, qui n'en pouvait avoir sans son parlement. [M] cette liaison secrette entre les deux rois ne fut confiée en france qu'à madame, sœur de charles second & épouse de monsieur frére unique du roi, à turenne & à louvois. Une princesse de vingt-six ans fut le plénipotentiaire, qui devait consommer ce traité avec le roi charles. on prit pour prétexte du passage de madame en angleterre, un voiage que le roi voulut faire dans ses conquêtes nouvelles vers dunkerque & vers lille. la pompe & la grandeur des anciens rois de l'asie n'approchaient pas de l'éclat de ce voiage. trente-mille hommes précédérent ou suivirent la marche du roi; les uns destinés à renforcer les garnisons des païs-conquis, les autres à travaillèr aux fortifications, quelques-uns à applanir les chemins. le roi menait avec lui la reine sa femme, toutes les princesses & les plus belles femmes de sa cour. madame brillait au milieu d'elles, & goûtait dans le fond de son cœur le plaisir & la gloire de tout cet appareil, qui n'était [p. 168] que pour elle. ce fut une fête continuelle depuis saint-germain jusqu'à lille. Le roi, qui voulait gagner les cœurs de ses nouveaux sujets, & ébloüir ses voisins, répandait par-tout ses libéralités avec profusion; l'or & les pierreries étaient prodigués à quiconque avait le moindre prétexte pour lui parler. la princesse henriette s'embarqua à calais, pour voir son frére, qui s'était avancé jusqu'à cantorbéri. charles, séduit par l'amitié qu'il avait pour sa sœur & par l'argent de la france, signa tout ce que louis XIV voulait, & prépara la ruine de la hollande au milieu des plaisirs & des fêtes. La perte de madame, morte à son retour d'une maniére soudaine & affreuse, jetta des soupçons sur monsieur, & ne changea rien aux résolutions des deux rois. les dépoüilles de la république, qu'on devait détruire, étaient déja partagées par le traité secret, entre les cours de france & d'angleterre, comme en 1635 on avait partagé la flandre avec les hollandais. ainsi on change de vuës, d'alliés & d'ennemis, & on est souvent trompé dans tous ses projets. les bruits de cette entreprise prochaine commençaient à se répandre, mais l'europe les écoutait en silence. l'empereur occupé des séditions de la hongrie, la [p. 169] suéde endormie par des négociations, l'espagne toûjours faible, toûjours irrésoluë & toûjours lente, laissaient une libre carriére à l'ambition de louis XIV. La hollande, pour comble de malheur, était divisée en deux factions; l'une, des républicains rigides, à qui toute ombre d'autorité despotique semblait un monstre contraire aux loix de l'humanité; l'autre, des républicains mitigés, qui voulaient établir dans les charges de ses ancêtres le jeune prince d'orange, si célébre depuis sous le nom de guillaume trois. le grand-pensionnaire jean de with & corneille son frére étaient à la tête des partisans austéres de la liberté: mais le parti du jeune prince commençait à prévaloir. la république, plus occupée de ses dissensions domestiques que de son danger, contribuait elle-même à sa ruine. Louis avait non seulement acheté le roi d'angleterre, il gagna encor l'électeur de cologne, & ce van gaalen évêque de munster, avide de guerres & de butin, ennemi naturel des hollandais. il les avait secourus contre cet évêque, & maintenant il s'unissait à lui pour les perdre. la suéde, après s'être unie aux hollandais pour arrétèr en 1668 des progrès qui ne les menaçaient pas, les abandonna quand ils furent menaçés de leur ruine, [p. 170] & rentra avec la france dans ses anciennes liaisons, moiennant les anciens subsides. Il est singulier & digne de remarque, que de tous les ennemis, qui allaient fondre sur ce petit état, il n'y en eut pas un qui pût alléguèr un prétexte de guerre. c'était une entreprise à-peu-près semblable à cette ligue de louis douze, de l'empereur maximilien & du roi d'espagne, qui avaient autrefois conjuré la perte de la république de venise, parce qu'elle était riche & fiére. Les états généraux consternés écrivirent au roi, lui demandant humblement, si les grands préparatifs qu'il faisait, étaient en effet destinés contre eux, ses anciens & fidéles alliés? en quoi ils l'avaient offensé? quelle réparation il éxigeait? il répondit, «qu'il ferait de ses troupes l'usage que demanderait sa dignité, dont il ne devait compte à personne.» ses ministres alléguaient pour toute raison, que le gazetier de hollande avait été trop insolent, & qu'on disait que van-beuning avait fait frapèr une médaille injurieuse à louis XIV. van-beuning avait pour nom de batême, josué: le goût des devises régnait alors en france. on avait donné à louis XIV la devise du soleil avec cette légende, nec pluribus impar. on prétendait, [p. 171] que van-beuning s'était fait représentèr avec un soleil, & ces mots pour ame, in conspectu meo stetit sol; à mon aspect le soleil s'est arrété. cette médaille n'éxista jamais. il est vrai que les états avaient fait frapèr une médaille, dans laquelle ils avaient exprimé tout ce que la république avait fait de glorieux; assertis legibus, emendatis sacris, adjutis, defensis, conciliatis regibus, vindicata marium libertate, stabilita orbis europae quiete. les loix affermies, la religion épurée, les rois secourus, défendus & réunis, la liberté des mèrs vangée, l'europe pacifiée. Ils ne se vantaient en effet de rien qu'ils n'eussent fait: cependant ils firent briser le coin de cette médaille pour appaiser louis XIV. Le roi d'angleterre de son côté leur reprochait, que leur flote n'avait pas baissé son pavillon devant un bateau anglais, & alléguait encor un certain tableau, où corneille de with, frére du pensionnaire était peint avec les attributs d'un vainqueur. on voiait des vaisseaux pris & brûlés dans le fond du tableau. ce corneille de with, qui en effet avait eu beaucoup de part aux exploits maritimes contre l'angleterre, avait souffert ce foible monument de sa gloire; mais ce tableau presque ignoré était dans une chambre [p. 172] où l'on n'entrait presque jamais. les ministres anglais, qui mirent par écrit les griefs de leur roi contre la hollande, y spécifiérent des tableaux injurieux, abusive pictures. les états, qui traduisaient toûjours les mémoires des ministres en français, aiant traduit abusive, par le mot fautifs, trompeurs, répondirent qu'ils ne savaient ce que c'était que ces tableaux trompeurs. en effet ils ne devinérent jamais, qu'il était question de ce portrait d'un de leurs concitoiens, & ils ne purent imaginer ce prétexte de la guerre. Tout ce que les efforts de l'ambition & de la prudence humaine peuvent préparer pour détruire une nation, louis xiv l'avait fait. il n'y a pas chez les hommes d'éxemple d'une petite entreprise formée avec des préparatifs plus formidables. de tous les conquérans, qui ont envahi une partie du monde, il n'y en a pas un qui ait commencé ses conquêtes avec autant de troupes réglées, & autant d'argent que louis en emploia pour subjuguer le petit état des provinces-unies. cinquante millions, qui en feraient aujourd'hui quatre-vingt-dix-sept, furent consommés à cet appareil. trente vaisseaux de cinquante piéces de canon joignirent la flote anglaise forte de cent voiles. le roi avec son frére alla sur les frontiéres de la flandre espagnole [p. 173] & de la hollande, vers mastricht & charleroi, avec plus de cent douze mille hommes. l'évêque de munster & l'électeur de cologne en avaient environ vingt mille. les généraux de l'armée du roi étaient condé & turenne. luxembourg commandait sous eux. vauban devait conduire les siéges. louvois était partout avec sa vigilance ordinaire. jamais on n'avait vu une armée si magnifique, & en même tems mieux disciplinée. c'était surtout un spectacle admirable, que la maison du roi nouvellement réformée. on y voiait quatre compagnies des gardes du corps, chacune composée de trois-cent gentils-hommes, entre lesquels il y avait beaucoup de jeunes cadets sans païe, assujettis comme les autres à la régularité du service; deux cens gendarmes de la garde, deux cens chevau-légers, cinq cens mousquetaires, tous gentils-hommes choisis, parés de leur jeunesse & de leur bonne mine; douze compagnies de la gendarmerie, depuis augmentées jusqu'au nombre de seize; les cent-suisses même accompagnaient le roi, & ses régimens des gardes françaises & suisses montaient la garde devant sa maison, ou devant sa tente. ces troupes, pour la pluspart couvertes d'or & d'argent, étaient en même tems un objet de [p. 174] terreur & d'admiration, pour des peuples chez qui toute espéce de magnificence était inconnuë. une discipline, devenuë encor plus éxacte, avait mis dans l'armée un nouvel ordre. il n'y avait point encor d'inspecteurs de cavalerie & d'infanterie, comme nous en avons vu depuis, mais deux hommes uniques en leur genre, en faisaient les fonctions. martinet mettait alors l'infanterie sur le pied de discipline où elle est aujourd'hui. le chevalier de fourilles faisait la même charge dans la cavalerie. il y avait un an que martinet avait mis la baïonette en usage dans quelques régimens. avant lui on ne s'en servait pas d'une maniére constante & uniforme. ce dernier effort peut-être de ce que l'art militaire a inventé de plus terrible, était connu, mais peu pratiqué, parce que les piques prévalaient. il avait imaginé des bateaux de cuivre, qu'on portait aisément sur charrettes ou à dos de mulet. le roi avec tant d'avantages, sûr de sa fortune & de sa gloire, menait avec lui un historien, qui devait écrire ses victoires; c'était pélisson, homme dont il sera parlé dans l'article des beaux-arts, plus capable de bien écrire, que de ne pas flatter. Contre turenne, condé, luxembourg, vauban, cent-trente-mille combattans, [p. 175] une artillerie prodigieuse, & de l'argent avec lequel on attaquait encor la fidélité des commandans des places ennemies; la hollande n'avait à opposer qu'un jeune prince d'une constitution faible, qui n'avait vu ni siéges ni combats, & environ vingt-cinq-mille mauvais soldats en quoi consistait toute la garde du païs. le prince guillaume d'orange, âgé de 22 ans, venait d'être élu capitaine général des forces de terre, par les vœux de la nation: jean de with y avait consenti par nécessité. ce prince nourrissait sous le flegme hollandais, une ardeur d'ambition & de gloire, qui éclata toûjours depuis dans sa conduite, sans s'échaper jamais dans ses discours. son humeur était froide & sévére, son génie actif & perçant: son courage, qui ne se rebutait jamais, fit supportèr à son corps faible & languissant, des fatigues au-dessus de ses forces. il était valeureux sans ostentation, ambitieux, mais ennemi du faste, né avec une opiniâtreté flegmatique faite pour combattre l'adversité, aimant les affaires & la guerre, ne connaissant ni les plaisirs attachés à la grandeur ni ceux de l'humanité, enfin presque en tout l'opposé de louis XIV. Il ne put d'abord rien opposèr au torrent qui se débordait sur sa patrie. ses [p. 176] forces étaient trop peu de chose; son pouvoir même était limité par les états. les armes françaises venaient fondre tout à coup sur la hollande, que rien ne secourait. l'imprudent duc de lorraine, qui avait voulu lever des troupes pour joindre sa fortune à celle de cette république, venait de voir toute la lorraine saisie par les troupes françaises, avec la même facilité qu'on s'empare d'avignon, quand on est mécontent du pape. Cependant le roi faisait avancer ses armées vers le rhin, dans ces païs qui confinent à la hollande, à cologne & à la flandre. il faisait distribuer de l'argent dans tous les villages, pour païer le dommage que ses troupes y pouvaient faire. si quelque gentil-homme des environs venait se plaindre, il était sûr d'avoir un présent. un envoié du gouverneur des païs-bas, étant venu faire une représentation au roi sur quelques dégâts commis par les troupes, reçut de la main du roi son portrait enrichi de diamans, estimé plus de douze-mille francs. cette conduite attirait l'admiration des peuples, & augmentait la crainte de sa puissance. Le roi était à la tête de sa maison, & de ses plus belles troupes, qui composaient trente-mille hommes. turenne les commandait sous lui. le prince de condé [p. 177] avait une armée aussi forte. les autres corps, conduits tantôt par luxembourg, tantôt par chamilli, faisaient dans l'occasion des armées séparées, ou se rejoignaient selon le besoin. on commença par assiégèr à la fois quatre villes, dont le nom ne mérite de place dans l'histoire que par cet événement; rhinberg, orsoi, wésel, burick. elles furent prises presque aussitôt qu'elles furent investies. celle de rhinberg, que le roi voulut assiégèr en personne, n'essuia pas un coup de canon; & pour assurèr encor mieux sa prise, on eut soin de corrompre le lieutenant de la place, irlandais de nation, nommé dosseri, qui eut la lâcheté de se vendre, & l'imprudence de se retirer ensuite à mastricht, où le prince d'orange le fit punir de mort. Toutes les places qui bordent le rhin & l'issel, se rendirent. quelques gouverneurs envoiérent leurs clez, dès qu'ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français: plusieurs officiers s'enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l'ennemi fût dans leur territoire: la consternation était générale. le prince d'orange n'avait point assez de troupes pour paraître en campagne. toute la hollande s'attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait [p. 178] au de-là du rhin. le prince d'orange fit faire à la hâte des lignes au de-là de ce fleuve; & après les avoir faites, il connut l'impuissance de les garder. il ne s'agissait plus que de savoir en quel endroit les français voudraient faire un pont de bateaux, & de s'opposer, si on pouvait, à ce passage. en effet l'intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux de cuivre inventés par martinet. des gens du païs informérent alors le prince de condé, que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du rhin, auprès d'une vieille tour qui sert de bureau de péage, qu'on nomme toll-huis, la maison du péage. le roi fit sonder ce gué par le comte de guiche. il n'y avait que quarante à cinquante pas à nagèr au milieu de ce bras du fleuve, à ce que dit dans ses lettres pélisson témoin oculaire. cet espace n'était rien, parce que plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l'eau très-peu rapide. l'abord était aisé: il n'y avait de l'autre côté de l'eau que quatre à cinq-cent cavaliers, & deux faibles régimens d'infanterie sans canon. l'artillerie française les foudroiait en flanc. tandis que la maison du roi & les meilleures troupes de cavalerie passérent sans risque au nombre d'environ quinze-mille hommes, [p. 179] le prince de condé les côtoiait dans un bateau de cuivre. à peine quelques cavaliers hollandais entrérent dans la riviére pour faire semblant de combattre. ils s'enfuirent l'instant d'après, devant la multitude qui venait à eux. leur infanterie mit aussitôt bas les armes, & demanda la vie. personne ne périt dans le passage que quelques cavaliers ivres, qui s'écartérent du gué; & il n'y aurait eû personne de tué [M] dans cette journée, sans l'imprudence du jeune duc de longueville. on dit qu'aiant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant, point de quartier pour cette canaille. il tua du coup, un de leurs officiers. l'infanterie hollandaise désespérée reprit à l'instant ses armes, & fit une décharge, dont le duc de longueville fut tué. un capitaine de cavalerie nommé ossembrouk, qui ne s'était point enfui avec les autres, court au prince de condé, qui montait alors à cheval en sortant de la riviére, & lui appuie son pistolet à la tête. le prince, par un mouvement, détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. les français irrités firent main-basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. [p. 180] louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l'armée. Tel fut ce passage du rhin, action éclatante & unique, célébrée alors comme un des grands événemens qui dussent occuper la mémoire des hommes. cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son régne, l'idolâtrie de ses courtisans, enfin le goût que les peuples, & surtout les parisiens, ont pour l'éxagération, joint à l'ignorance de la guerre, où l'on est dans l'oisiveté des grandes villes; tout cela fit regardèr à paris le passage du rhin comme un prodige. l'opinion commune était, que toute l'armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d'une armée retranchée, & malgré l'artillerie d'une forteresse imprenable, appellée le tholus. il était très vrai, que rien n'était plus imposant pour les ennemis que ce passage, & que s'ils avaient eû un corps de bonnes troupes à l'autre bord, l'entreprise était très périlleuse. Dés qu'on eût passé le rhin, on prit doesbourg, zutphen, arnheim, nosembourg, nimégue, skenk, bommel, crevecoeur, &c. il n'y avait guères d'heures dans la journée, où le roi ne reçût la nouvelle de quelque conquête. un officier, [p. 181] nommé mazel, mandait à monsieur de turenne: «si vous voulez m'envoier cinquante chevaux, je pourrai prendre avec cela deux ou trois places.» Utrecht envoia ses clez, & capitula avec toute la province qui porte son nom. louis fit son [M] entrée triomphale dans cette ville, menant avec lui son grand aumônier, son confesseur & l'évêque titulaire d'utrecht. on rendit avec solennité la grande église aux catholiques. l'évêque, qui n'en portait que le vain nom, fut pour quelque tems établi dans une dignité réelle. la religion de louis XIV faisait des conquêtes comme ses armes. c'était un droit qu'il acquérait sur la hollande, dans l'esprit des catholiques. Les provinces d'utrecht, d'overissel, de gueldres, étaient soumises; amsterdam n'attendait plus que le moment de son esclavage ou de sa ruine. les juifs, qui y sont établis, s'empressérent d'offrir à gourville, intendant & ami du prince de condé, deux-millions de florins, pour se racheter du pillage. éja naerden, voisine d'amsterdam, était prise. quatre cavaliers, allant à la maraude, s'avancérent jusqu'aux portes de muiden, où sont les écluses qui peuvent inonder le païs, & qui n'est qu'à une lieuë d'amsterdam. les magistrats de muiden, [p. 182] éperdus de fraïeur, vinrent présenter leurs clez à ces quatre soldats; mais enfin, voiant que les troupes ne s'avançaient point, ils reprirent leurs clez & fermérent les portes. un instant de diligence eût mis amsterdam dans les mains du roi. cette capitale une fois prise, non seulement la république périssait, mais il n'y avait plus de nation hollandaise, & bientôt la terre même de ce païs allait disparaître. les plus riches familles, les plus ardentes pour la liberté, se préparaient à fuir aux extrémités du monde, & à s'embarquer pour batavia. on fit le dénombrement de tous les vaisseaux qui pouvaient faire ce voiage, & le calcul de ce qu'on pouvait embarquer. on trouva, que [check non-cartonné]cinquante-mille familles pouvaient se réfugier dans leur nouvelle patrie. la hollande n'eût plus éxisté qu'au bout des indes orientales: ses provinces d'europe, qui n'achettent leur bled qu'avec leurs richesses d'asie, qui ne vivent que de leur commerce, & si on l'ose dire, de leur liberté, auraient été presque tout-à-coup ruinées & dépeuplées. amsterdam, l'entrepôt & le magazin de l'europe, où trois-cent-mille hommes cultivent le commerce & les arts, serait devenuë bientôt un vaste marais. toutes les terres voisines demandent des frais immenses [p. 183] & des milliers d'hommes pour élever leurs digues: elles eûssent probablement à la fois manqué d'habitans & de richesses, & auraient été enfin submergées, ne laissant à louis XIV que la gloire déplorable d'avoir détruit le plus singulier & le plus beau monument de l'industrie humaine. La désolation de l'état était augmentée par les divisions ordinaires aux malheureux, qui s'imputent les uns aux autres les calamités publiques. le grand pensionnaire de with ne croiait pouvoir sauver ce qui restait de sa patrie, qu'en demandant la paix au vainqueur. son esprit, à la fois tout républicain & jaloux de son autorité particuliére, craignait toûjours l'élévation du prince d'orange encor plus que les conquêtes du roi de france; il avait fait jurèr à ce prince même l'observation d'un édit perpétuel, par lequel le prince était exclu de la charge de stathouder. l'honneur, l'autorité, l'esprit de parti, l'intérêt, liérent de with à ce serment. il aimait mieux voir sa république subjuguée par un roi vainqueur, que soumise à un stathouder. Le prince d'orange de son côté plus ambitieux que de with, aussi attaché à sa patrie, plus patient dans les malheurs [p. 184] publics, attendant tout du tems & de l'opiniâtreté de sa constance, briguait le stathoudérat, & s'opposait à la paix avec la même ardeur. les états résolurent, qu'on demanderait la paix malgré le prince; mais le prince fut élevé au stathoudérat malgré les de-with. [M] Quatre députés vinrent au camp du roi, implorer sa clémence au nom d'une république, qui six mois auparavant se croiait l'arbitre des rois. les députés ne furent point reçus des ministres de louis XIV, avec cette politesse française qui mêle la douceur de la civilité aux rigueurs même du gouvernement. louvois dur & altier, né pour bien servir, plustôt que pour faire aimer son maître, reçut les supplians avec hauteur, & même avec l'insulte de la raillerie. on les obligea de revenir plusieurs fois. enfin le roi leur fit déclarer ses volontés. il voulait, que les états lui cédassent tout ce qu'ils avaient au-delà du rhin, nimégue, des villes & des forts dans le sein de leur païs; qu'on lui païât vingt-millions; que les français fussent les maîtres de tous les grands chemins de la hollande par terre & par eau, sans qu'ils païassent jamais aucun droit; que la religion catholique fût par-tout rétablie; que la république lui envoiât tous les ans une ambassade [p. 185] extraordinaire, avec une médaille d'or sur laquelle il fût gravé, qu'ils tenaient leur liberté de louis XIV; enfin qu'à ces satisfactions ils joignissent celle qu'ils devaient au roi d'angleterre & aux princes de l'empire, tels que ceux de cologne & de munster, par qui la hollande était encor désolée. Ces conditions d'une paix, qui tenait tant de la servitude, parurent intolérables; & la fierté du vainqueur inspira un courage de désespoir aux vaincus. on résolut de périr les armes à la main. tous les cœurs & toutes les espérances se tournérent vers le prince d'orange. le peuple en fureur éclata contre le grand-pensionnaire, qui avait demandé la paix. a ces séditions se joignit la politique du prince & l'animosité de son parti. on attente d'abord à la vie du grand-pensionnaire jean de with. ensuite on accuse corneille son frére d'avoir attenté à celle du prince. corneille est appliqué à la question. il récita dans les tourmens le commencement de cette ode d'horace: justum & tenacem, convenable à son état & à son courage, & qu'on peut traduire ainsi pour ceux qui ignorent le latin: la mèr qui gronde & s'élance, [M] enfin la populace effrénée massacra dans la haie les deux fréres de with; l'un, qui avait gouverné l'état pendant dix-neuf ans avec vertu; & l'autre, qui l'avait servi de son épée. on éxerça sur leurs corps sanglans toutes les fureurs dont le peuple est capable: horreurs communes à toutes les nations, & que les français avaient fait éprouvèr au maréchal d'encre, à l'amiral coligni, &c. car la populace est presque par-tout la même. on poursuivit les amis du pensionnaire. ruiter même l'amiral de la république, & qui seul combattait alors pour elle avec succès, se vit environné d'assassins dans amsterdam. Au milieu de ces désordres & de ces désolations, les magistrats montrérent des vertus, qu'on ne voit guères que dans les républiques. les particuliers, qui avaient des billets de banque, coururent en foule à la banque d'amsterdam; on craignait que l'on n'eût touché au trésor public. chacun s'empressait de se faire païer du peu d'argent, qu'on croiait qui pouvait y être encor. les magistrats firent ouvrir les caves, où ce trésor se [p. 187] conserve. on le trouva tout entier, tel qu'il avait été déposé depuis soixante ans; l'argent même était encor noirci de l'impression du feu, qui avait longtems auparavant consumé l'hôtel de ville. les billets de banque s'étaient toûjours négociés jusqu'à ce tems, sans que jamais on eût touché au trésor. on païa alors avec cet argent tous ceux qui voulurent l'être. tant de bonne foi & tant de ressources étaient d'autant plus admirables, que charles second roi d'angleterre, pour avoir dequoi faire la guerre aux hollandais & fournir à ses plaisirs, non content de l'argent de france, venait de faire banqueroute à ses sujets. autant il était honteux à ce roi de violèr ainsi la foi publique, autant il était glorieux aux magistrats d'amsterdam de la garder, dans un tems où il semblait permis d'y manquer. A cette vertu républicaine, ils joignirent ce courage d'esprit, qui prend les partis extrêmes dans les maux sans reméde. ils firent percer les digues, qui retiennent les eaux de la mèr. les maisons de campagne, qui sont innombrables autour d'amsterdam, les villages, les villes voisines, leide, delft, furent inondées. le païsan ne murmura pas de voir ses troupeaux noiés dans les campagnes. amsterdam [p. 188] fut comme une vaste forteresse au milieu des eaux, entourée de vaisseaux de guerre, qui eûrent assez d'eau pour se rangèr autour de la ville. la disette fut grande chez ces peuples; ils manquérent sur-tout d'eau douce; elle se vendit six sous la pinte: mais ces extrémités parurent moindres que l'esclavage. c'est une chose digne de l'observation de la postérité, que la hollande ainsi accablée sur terre, & n'étant plus un état, demeura encor redoutable sur la mèr. c'était l'élément véritable de ces peuples. Tandis que louis XIV passait le rhin & prenait trois provinces, l'amiral ruiter avec environ cent vaisseaux de guerre & plus de cinquante brulots, alla chercher près des côtes d'angleterre les flottes des deux rois. leur puissance réunie n'avait pu mettre en mèr une armée navale plus forte que celle de la république. les anglais & les hollandais combattirent comme des nations accoûtumées à se disputer l'empire de l'océan. cette bataille, qu'on nomme de solbaie, dura un jour entier. ruiter, qui en donna le signal, [M] attaqua le vaisseau amiral d'angleterre, où était le duc d'yorck, frére du roi. la gloire de ce combat particulier demeura à ruiter. le duc d'yorck, obligé de changer de vaisseau, ne reparut plus devant l'amiral [p. 189] hollandais. les trente vaisseaux français eurent peu de part à l'action. & tel fut le sort de cette journée, que les côtes de la hollande furent en sûreté. Après cette bataille, ruiter, malgré les craintes & les contradictions de ses compatriotes, fit entrer la flote marchande des indes dans le téxel; défendant ainsi & enrichissant sa patrie d'un côté, lorsqu'elle périssait de l'autre. le commerce même des hollandais se soûtenait; on ne voiait que leurs pavillons dans les mers des indes. un jour qu'un consul de france disait au roi de perse, que louis XIV avait conquis presque toute la hollande: comment cela peut-il être? répondit le monarque persan, puisqu'il y a toûjours au port d'ormus vingt vaisseaux hollandais pour un français. Le prince d'orange cependant avait l'ambition d'être bon citoien. il offrit à l'état le revenu de ses charges, & tout son bien pour soûtenir la liberté. il couvrit d'inondations les passages par où les français pouvaient pénétrer dans le reste du païs. ses négociations promtes & secrettes réveillérent de leur assoupissement, l'empereur, l'empire, le conseil d'espagne, le gouverneur de flandre. il disposa même l'angleterre à la paix. enfin le roi était entré au mois de mai en [p. 190] hollande, & dès le mois de juillet l'europe commençait à être conjurée contre lui. Monterey, gouverneur de flandre, fit passer secrettement quelques régimens au secours des provinces-unies. le conseil de l'empereur léopold envoia montécuculi à la tête de près de vingt-mille hommes. l'électeur de brandebourg, qui avait à sa solde vingt-cinq-mille soldats, se mit en marche. [M] Alors le roi quitta son armée. il n'y avait plus de conquêtes à faire dans un païs inondé. la garde des provinces conquises devenait difficile. louis voulait une gloire sûre. satisfait d'avoir pris tant de villes en deux mois, il revint à saint-germain au milieu de l'été: & laissant turenne & luxembourg achever la guerre, il jouit du triomphe. on éleva des monumens de sa conquête, tandis que les puissances de l'europe travaillaient à la lui ravir. |