ISSN 2271-1813

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Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
Préparée et présentée par Ulla Kölving

 

[p. 237] CHAPITRE TREIZIÉME.

Prise de strasbourg: bombardement d'algèr: soumission de gênes: ambassade de siam: pape humilié: électorat de cologne disputé.

L'ambition de louis XIV ne fut point retenuë par cette paix générale. l'empire, l'espagne, la hollande, licenciérent leurs troupes extraordinaires. il garda toutes les siennes. il fit de la paix, un tems même de conquêtes. il était si sûr alors de son pouvoir, qu'il établit dans mètz & dans brisac des juridictions, pour réunir à sa couronne toutes les terres, qui pouvaient avoir été autrefois de la dépendance de [p. 238] l'alsace ou des trois évéchés, mais qui depuis un tems immémorial avaient passé sous d'autres maîtres. beaucoup de souverains de l'empire, l'électeur palatin, le roi d'espagne même, qui avait quelques bailliages dans ces païs, furent cités devant ces chambres, pour rendre hommage au roi de france, ou pour subir la confiscation de leurs biens. on n'avait point vû [errata: on n'avait vu] depuis charlemagne, aucun prince agir ainsi en maître & en juge des souverains, & conquérir des païs par des arrêts.

L'électeur palatin & celui de tréves furent dépouillés des seigneuries de falkembourg, de germersheim, de veldentz, &c. ils portérent en vain leurs plaintes à l'empire assemblé à ratisbonne, qui se contenta de faire des protestations.

Ce n'était pas assez au roi d'avoir la préfecture des dix villes libres de l'alsace, au même titre que l'avaient eûe les empereurs. déja dans aucune de ces villes, on n'osait plus parler de liberté. restait strasbourg, ville grande & riche, maîtresse du rhin par le pont qu'elle avait sur ce fleuve, & qui formait seule une puissante république, fameuse par son arsenal, qui renfermait neuf-cent piéces d'artillerie.

Louvois avait formé dès long-tems le dessein de la donnèr à son maître. l'or, [p. 239] l'intrigue & la terreur, qui lui avaient ouvert les portes de tant de villes, préparérent l'entrée de louvois dans strasbourg. les magistrats furent gagnés. le peuple fut consterné de voir à la fois vingt-mille français autour de leurs remparts; les forts, qui les défendaient près du rhin, insultés & pris dans un moment; louvois à leurs portes, & leurs bourguemestres parlant de se rendre. les pleurs & le désespoir des citoiens amoureux de la liberté, n'empéchérent point, qu'en [M] un même jour le traité de reddition ne fût proposé par les magistrats, & que louvois ne prît possession de la ville. vauban l'a renduë depuis, par les fortifications qui l'entourent, la barriére la plus forte de la france.

Le roi ne ménageait pas plus l'espagne; il demandait dans les païs-bas la ville d'alost & tout son bailliage, que les ministres avaient oublié, disaient-ils, d'insérer dans les conditions de la paix; & sur les délais de l'espagne, il fit bloquer la ville de luxembourg.

En même tems il achetait la forte ville de casal d'un petit prince duc de mantouë, qui aurait vendu tout son état pour fournir à ses plaisirs.

En voiant cette puissance, qui s'étendait ainsi de tous côtés, & qui acquérait pendant la paix, plus que dix rois prédécesseurs [p. 240] de louis XIV n'avaient acquis par leurs guerres, les allarmes de l'europe recommencérent. l'empire, la hollande, la suéde même mécontente du roi, firent un traité d'association. les anglais menacérent; les espagnols voulurent la guerre; le prince d'orange remua tout pour la faire commencer: mais aucune puissance n'osait alors porter les premiers coups.

Le roi, craint par tout, ne songea qu'à se faire craindre davantage. il portait enfin sa marine au de-là des espérances des français & des craintes de l'europe. [M] il eut soixante-mille matelots. des loix aussi sévéres que celles de la discipline des armées de terre, retenaient tous ces hommes grossiers dans le devoir. l'angleterre & la hollande, ces puissances maritimes, n'avaient ni tant d'hommes de mèr, ni de si bonnes loix. des compagnies de cadets dans les places frontiéres, & des gardes-marines dans les ports, furent instituées & composées de jeunes-gens, qui apprenaient tous les arts convenables à leur profession, sous des maîtres païés du trésor public.

Le port de toulon sur la méditerranée fut construit à frais immenses, pour contenir cent vaisseaux de guerre, avec un arsenal, & des magazins magnifiques. [p. 241] sur l'océan, le port de brest se formait avec la même grandeur. dunkerque, le havre de grace, se remplissaient de vaisseaux. la nature était forcée à rochefort.

Enfin le roi avait plus de cent gros vaisseaux de ligne, dont plusieurs portaient cent canons, & quelques-uns davantage. ils ne restaient pas oisifs dans les ports. ses escadres sous le commandement de duquêne, nettoiaient les mers infestées par les corsaires de tripoli & d'algèr. il se vengea d'algèr avec le secours d'un art nouveau, dont la découverte fut duë à cette attention qu'il avait, d'exciter tous les génies de son siécle. cet art funeste, mais admirable, est celui des galiotes à bombes, avec lesquelles on peut réduire des villes maritimes en cendres. il y avait un jeune homme nommé bernard renaud, connu sous le nom du petit renaud, qui sans avoir jamais servi sur les vaisseaux, était un excellent marin à force de génie. colbert, qui déterrait le mérite dans l'obscurité, l'avait souvent appellé au conseil de marine, même en présence du roi. c'était par les soins & sur les lumiéres de renaud, que l'on suivait depuis peu une méthode plus réguliére & plus facile, pour la construction des vaisseaux. il osa proposer dans le conseil, de bombardèr [p. 242] algèr avec une flote. on n'avait pas d'idée, que les mortiers à bombes pûssent n'être pas posés sur un terrain solide. la proposition révolta. il essuia les contradictions & les railleries, que tout inventeur doit attendre; mais sa fermeté, & cette éloquence qu'ont d'ordinaire les hommes vivement frapés de leurs inventions, détermina le roi, à permettre l'essai de cette nouveauté.

Renaud fit construire cinq vaisseaux, plus petits que les vaisseaux ordinaires, mais plus forts de bois, sans ponts, avec un faux-tillac à fond de cale, sur lequel on maçonna des creux, où l'on mit les mortiers. il partit avec cet équipage, sous les ordres du vieux duquêne, qui était chargé de l'entreprise, & qui n'en attendait aucun succès. duquêne & les algériens furent étonnés de l'effet des bombes. [M] une partie de la ville fut écrasée & consumée. mais cet art, porté bientôt chez les autres nations, ne servit qu'à multiplier les calamités humaines, & fut plus d'une fois redoutable à la france, où il fut inventé.

La marine, ainsi perfectionnée en peu d'années, était le fruit des soins de colbert. louvois faisait à l'envi fortifier plus de cent citadelles. de plus on bâtissait huningue, sar-louis, les forteresses de [p. 243] strasbourg, mont-roial, &c.; & pendant que le roiaume acquérait tant de forces au dehors, on ne voiait au dedans que les arts en honneur, l'abondance, les plaisirs. les étrangers venaient en foule admirer la cour de louis XIV. son nom pénétrait chez tous les peuples du monde.

Son bonheur & sa gloire étaient encor relevés par la faiblesse des autres rois [errata: de la pluspart des autres rois], & par le malheur de leurs peuples. l'empereur léopold avait alors à craindre les hongrois révoltés, & sur-tout les turcs qui, appellés par les hongrois, venaient inonder l'allemagne. la politique de louis persécutait les protestans en france, parce qu'il croiait devoir les mettre hors d'état de lui nuire, mais protégeait sous main les protestans de hongrie, qui pouvaient le servir. son ambassadeur à la porte avait pressé l'armement des turcs. l'armée ottomane, forte de deux-cent-mille combattans, augmentée encor des troupes hongroises, ne trouvant sur son passage ni villes fortifiées, telles que la france en avait, ni corps d'armée capable de l'arréter, pénétra jusqu'aux portes de vienne, après avoir tout renversé sur son passage.

L'empereur léopold quitta d'abord vienne avec précipitation, & se retira jusqu'à lintz, à l'approche des turcs; & [p. 244] quand il sut qu'ils avaient investi vienne, il ne prit d'autre parti que d'allèr encor plus loin jusqu'à passau, laissant le duc de lorraine, à la tête d'une petite armée déja entamée en chemin par les turcs, soûtenir, comme il pourrait, la fortune de l'empire.

Personne ne doutait que le grand-visir cara mustapha, qui commandait l'armée ottomane, ne se rendît bientôt maître de la faible & petite capitale de l'allemagne, que les impériaux regardent comme la capitale du monde chrétien. on touchait au moment de la plus terrible révolution.

Louis XIV espéra avec beaucoup de vraisemblance, que l'allemagne, désolée par les turcs, & n'aiant contre eux qu'un chef dont la fuite augmentait la terreur commune, serait obligée de recourir à la protection de la france. il avait une armée sur les frontiéres de l'empire, prête à le défendre contre ces mêmes turcs, que ses négociations y avaient amenés. il pouvait ainsi devenir le protecteur de l'empire & faire son fils roi des romains.

Le chef-d'œuvre de sa politique fut d'être encor généreux, en ménageant de si grands intérêts. il leva le blocus de luxembourg, quand les turcs furent auprès de vienne. «je ne veux que le bien de la chrétienté (fit-il dire aux [p. 245] espagnols) je ne veux point attaquèr un prince chrétien, quand les turcs sont dans l'empire, ni empécher l'espagne de secourir l'empereur.» il ménageait ainsi sa politique & sa gloire. mais contre toute attente, vienne fut délivrée. la présomption du grand-visir, & le mépris brutal qu'il avait pour les chrétiens, le perdirent. il ne pressa pas assez le siége. [M] jean sobieski eut le tems d'arriver; & avec le secours du duc de lorraine, il n'eut qu'à se présenter devant la multitude ottomane, pour la mettre en déroute. l'empereur revint dans sa capitale, avec la douleur de l'avoir quittée. il y rentra, lorsque son libérateur sortait de l'église, où l'on avait chanté le te deum, & où le prédicateur avait pris pour son texte, il fut un homme envoié de Dieu nommé jean. jamais monarque ne fut plus heureux ni plus humilié que léopold.

Alors le roi de france, n'aiant plus rien à ménager, reprit ses prétentions, & recommença ses hostilités. il fit bombarder, assiégèr & prendre luxembourg, courtrai, dixmude, en flandre. il s'empara de tréves, & en démolit les fortifications; tout cela, pour remplir, disait-on, l'esprit des traités de nimégue. les impériaux & les espagnols négociaient avec lui à ratisbonne, pendant qu'il prenait leurs villes; & [p. 246] la paix de nimégue enfrainte fut changée en une tréve de vingt ans, par laquelle le roi garda la ville de luxembourg & sa principauté.

Il était encor plus redouté sur les côtes de l'afrique, où les français n'étaient connus avant lui, que par les esclaves que faisaient les barbares.

Algèr, deux fois bombardée, envoia des [M] députés lui demander pardon, & recevoir la paix; ils rendirent tous les esclaves chrétiens, & païérent encor de l'argent, ce qui est la plus grande punition des corsaires.

Tunis, tripoli, firent les mêmes soumissions. il n'est pas inutile de dire, que lorsque damfreville, capitaine de vaisseau, vint délivrer dans algèr tous les esclaves chrétiens au nom du roi de france, il s'en trouva [errata: il se trouva] parmi eux beaucoup d'anglais, qui étant déja à bord, soûtinrent à damfreville, que c'était en considération du roi d'angleterre, qu'ils étaient mis en liberté. alors le capitaine français fit appeller les algériens, & remettant les anglais à terre; ces gens-ci, dit-il, prétendent n'être délivrés qu'au nom de leur roi; le mien ne prend pas la liberté de leur offrir sa protection: je vous les remets; c'est à vous à montrer ce que vous devez au roi d'angleterre. tous les anglais furent remis [p. 247] aux fers. la fierté anglaise, la faiblesse du gouvernement de charles second, & le respect des nations pour louis XIV, se font connaître par ce trait.

Tel était ce respect universel, qu'on accordait de nouveaux honneurs à son ambassadeur à la porte ottomane, tels que celui du sofa; tandis qu'il humiliait les peuples d'afrique, qui sont sous la protection du grand-seigneur.

La république de génes s'abaissa encor plus devant lui que celle d'algèr. génes avait vendu de la poudre & des bombes aux algériens. elle construisait quatre galéres pour le service de l'espagne. le roi lui défendit, par son envoié saint-olon son gentil-homme ordinaire, de lancèr à l'eau les galéres, & la menaça d'un châtiment prompt, si elle ne se soumettait à ses volontés. les génois, irrités de cette entreprise sur leur liberté, & comptant trop sur le secours de l'espagne, ne firent aucune satisfaction. aussitôt quatorze gros vaisseaux, vingt galéres, dix galiotes à bombes, plusieurs frégates, sortent du port de toulon. seignelai, nouveau secrétaire de la marine, & à qui le fameux colbert son pére avait déja fait éxercer cet emploi avant sa mort, était lui-même sur la flote. ce jeune homme, plein d'ambition, de courage, d'esprit, [p. 248] d'activité, voulait être à la fois guerrier & ministre; avide de toute espéce de gloire, ardent à tout ce qu'il entreprenait, & mélant les plaisirs aux affaires, sans qu'elles en souffrissent. le vieux duquêne commandait les vaisseaux, le duc de mortemar les galéres; mais tous deux étaient les courtisans du secrétaire d'état. on arrive devant génes; les dix galiotes y jettent quatorze-mille bombes, & [M] réduisent en cendres une partie de ces édifices de marbre, qui ont fait donnèr à la ville le nom de génes la superbe. quatre-mille soldats débarqués s'avancent jusqu'aux portes, & brûlent le faubourg de saint-pierre d'aréne. alors il fallut s'humilier, pour prévenir une ruine totale. le roi éxigea, que le doge de génes & quatre principaux sénateurs, vinssent implorer sa clémence dans son palais de versailles; & de peur que les génois n'éludassent la satisfaction, & ne dérobassent quelque chose à sa gloire, il voulut que le doge, qui viendrait lui demander pardon, fût continué dans sa principauté, malgré la loi perpétuelle de génes, qui ôte cette dignité à tout doge absent un moment de la ville.

[M] Impérialé lescaro doge de génes, avec les sénateurs lomelino, garebardi, durazzo, salvago, vinrent à versailles faire [p. 249] tout ce que le roi éxigeait d'eux. le doge, en habit de cérémonie, parla, couvert d'un bonnet de velours rouge qu'il ôtoit[sic] souvent: son discours & ses marques de soumission étaient dictés par seignelai. le roi l'écouta, assis & couvert; mais comme, dans toutes les actions de sa vie, il joignait la politesse à la dignité, il traita lescaro & les sénateurs avec autant de bonté que de faste. les ministres louvois, croissi & seignelai, leur firent sentir plus de fierté. aussi le doge disait: le roi ôte à nos cœurs la liberté, par la maniére dont il nous reçoit; mais ses ministres nous la rendent. ce doge était un homme de beaucoup d'esprit. tout le monde sait, que le marquis de seignelai, lui aiant demandé ce qu'il trouvait de plus singulier à versailles; il répondit: c'est de m'y voir.

L'extrême goût que louis XIV avait pour les choses d'éclat, fut encor bien plus flaté par l'ambassade qu'il reçut de siam, païs où l'on avait ignoré jusqu'alors que la france éxistât. il était arrivé, par une de ces singularités qui prouvent la supériorité des européans sur les autres nations, qu'un grec, fils d'un cabaretier de céphalonie, nommé phalk constance, était devenu barcalon, c'est à dire, premier ministre ou grand-visir du roiaume de [p. 250] siam. cet homme, dans le dessein de se faire roi, & dans le besoin qu'il avait de secours étrangers, n'avait osé se confier ni aux anglais ni aux hollandais; ce sont des voisins trop dangereux dans les indes. les français venaient d'établir des comptoirs sur les côtes de coromandel, & avaient porté dans ces extrémités de l'asie, la réputation de leur roi. constance crut louis XIV propre à être flaté par un hommage, qui viendrait de si loin sans être attendu. la religion, dont les ressorts font joüer la politique du monde depuis siam jusqu'à paris, servit encor à ses desseins. [M] il envoia, au nom du roi de siam son maître, une solennelle ambassade, avec de grands présens à louis XIV, pour lui faire entendre que ce roi indien, charmé de sa gloire, ne voulait faire de traité de commerce qu'avec la nation française, & qu'il n'était pas même éloigné de se faire chrétien. la grandeur du roi flatée, & sa religion trompée, l'engagérent à envoièr au roi de siam deux ambassadeurs, six jésuites; & depuis il y joignit des officiers avec huit-cent soldats. mais l'éclat de cette ambassade siamoise fut le seul fruit qu'on en retira. constance périt, victime de son ambition: quelque peu des français qui restérent auprès de lui, furent massacrés; d'autres [p. 251] obligés de fuir; & sa veuve, après avoir été sur le point d'être reine, fut condannée par le successeur du roi de siam, à servir dans la cuisine, emploi pour lequel elle était née.

Cette soif de gloire, qui portait louis XIV à se distinguèr en tout des autres rois, paraissait encor dans la hauteur qu'il affectait avec la cour de rome. odescalchi, fils d'un banquier du milanais, était alors sur le trône de l'église, sous le nom d'innocent XI. c'était un homme vertueux, un pontife sage, peu théologien; mais prince courageux, ferme & magnifique. il secourut, contre les turcs, l'empire & la pologne de son argent, & les vénitiens de ses galéres. il condamnait avec hauteur la conduite de louis XIV, uni contre des chrétiens avec les turcs. on s'étonnait, qu'un pape prît si vivement le parti des empereurs, qui se disent rois des romains, & qui (s'ils le pouvaient) régneraient dans rome. mais odescalchi était né sous la domination aûtrichienne. il avait fait deux campagnes dans les troupes du milanais. l'habitude & l'humeur gouvernent les hommes. sa fierté s'irritait contre celle du roi, qui de son côté lui donnait toutes les mortifications, qu'un roi de france peut donnèr à un pape, sans rompre de communion [p. 252] avec lui. il y avait depuis longtems dans rome un abus difficile à déraciner, parce qu'il était fondé sur un point d'honneur, dont se piquaient tous les rois catholiques. leurs ambassadeurs à rome étendaient le droit de franchise & d'asile affecté à leurs maisons, jusqu'à une très grande distance, [M] qu'on nomme quartier. ces prétentions toûjours soûtenuës, rendaient la moitié de rome un asile sûr à tous les crimes. par un autre abus, ce qui entrait dans rome sous le nom des ambassadeurs, ne païait jamais d'entrée. le commerce en souffrait, & l'état en était appauvri.

Le pape innocent XI obtint enfin de l'empereur, du roi d'espagne, de celui de pologne, & du nouveau roi d'angleterre jacques second prince catholique, qu'ils renonçassent à ces droits odieux. le nonce ranucci proposa à louis XIV de concourir, comme les autres rois, à la tranquilité & au bon ordre de rome. louis, très mécontent du pape, répondit: «qu'il ne s'était jamais réglé sur l'éxemple d'autrui, & que c'était à lui à servir d'éxemple.» il envoia à rome le marquis de lavardin en ambassade, pour braver le pape. lavardin entra dans rome, malgré les défenses du pontife, escorté de quatre-cent gardes de la marine, de [p. 253] quatre-cent officiers volontaires, & de deux-cent hommes de livrée, tous armés. il prit possession de son palais, de ses quartiers & de l'église de saint-louis, autour desquels il fit poster des sentinelles & faire la ronde, comme dans une place de guerre. le pape est le seul souverain, à qui on pût envoièr une telle ambassade: car la supériorité, qu'il affecte sur les têtes couronnées, leur donne toûjours envie de l'humilier; & la faiblesse de son état fait qu'on l'outrage toûjours impunément. tout ce qu'innocent XI put faire, fut de se servir, contre le marquis de lavardin, des armes usées de l'excommunication; armes, dont on ne fait pas même plus de cas à rome qu'ailleurs, mais qu'on ne laisse pas d'emploier comme une ancienne formule, ainsi que les soldats du pape sont armés seulement pour la forme.

Le cardinal d'étrée, homme d'esprit, mais négociateur souvent malheureux, était alors chargé des affaires de france à rome. d'étrée, aiant été obligé de voir souvent le marquis de lavardin, ne put être ensuite admis à l'audiance du pape, sans recevoir l'absolution: envain il s'en défendit: innocent XI s'obstina à la lui donner, pour conserver toûjours cette puissance imaginaire, par les usages sur lesquels elle est fondée.

[p. 254] Louis, avec la même hauteur, mais toûjours soûtenuë par les soûterrains de la politique, voulut donnér un électeur à cologne. occupé du soin de divisèr ou de combattre l'empire, il prétendait élevèr à cet électorat, le cardinal de furstemberg évêque de strasbourg, sa créature & la victime de ses intérêts, ennemi irréconciliable de l'empereur, qui l'avait fait emprisonner dans la derniére guerre, comme un allemand vendu à la france.

Le chapitre de cologne, comme tous les autres chapitres d'allemagne, a le droit de nommer son évêque, qui par-là devient électeur. celui qui remplissait ce siége, était ferdinand de baviére, autrefois l'allié & depuis l'ennemi du roi, comme tant d'autres princes. il était malade à l'extrémité. l'argent du roi répandu à propos parmi les chanoines, les intrigues & les promesses, firent élire le cardinal de furstemberg comme coadjuteur; & après la mort du prince, il fut élu une seconde fois par la pluralité des suffrages. le pape, par le concordat germanique, a le droit de conférer l'évéché à l'élu, & l'empereur a celui de confirmèr l'électorat. l'empereur & le pape innocent XI, persuadés que c'était presque la même chose, de laisser furstemberg [p. 255] sur ce trône électoral & d'y mettre louis XIV, s'unirent pour donner cette principauté au jeune baviére, frére du dernier mort. le roi se vangea du pape [M] en lui ôtant avignon, & prépara la guerre à l'empereur. il inquiettait en même-tems l'électeur palatin, au sujet des droits de la princesse palatine, madame, seconde femme de monsieur; droits ausquels [sic] elle avait renoncé par son contrat de mariage. la guerre, faite à l'espagne en 1667 pour les droits de marie thérése, malgré une pareille renonciation, prouve bien que les contrats sont faits pour les particuliers. voilà comme le roi, au comble de sa grandeur, indisposa, ou dépoüilla, ou humilia presque tous les princes; mais aussi, presque tous se réunissaient contre lui.

[p. 237] CHAPITRE TREIZIÉME.

Prise de strasbourg: bombardement d'algèr: soumission de gênes: ambassade de siam: pape humilié: électorat de cologne disputé.

L'ambition de louis XIV ne fut point retenuë par cette paix générale. l'empire, l'espagne, la hollande, licenciérent leurs troupes extraordinaires. il garda toutes les siennes. il fit de la paix, un tems même de conquêtes. il était si sûr alors de son pouvoir, qu'il établit dans mètz & dans brisac des juridictions, pour réunir à sa couronne toutes les terres, qui pouvaient avoir été autrefois de la dépendance de [p. 238] l'alsace ou des trois évéchés, mais qui depuis un tems immémorial avaient passé sous d'autres maîtres. beaucoup de souverains de l'empire, l'électeur palatin, le roi d'espagne même, qui avait quelques bailliages dans ces païs, furent cités devant ces chambres, pour rendre hommage au roi de france, ou pour subir la confiscation de leurs biens. on n'avait point vû [errata: on n'avait vu] depuis charlemagne, aucun prince agir ainsi en maître & en juge des souverains, & conquérir des païs par des arrêts.

L'électeur palatin & celui de tréves furent dépouillés des seigneuries de falkembourg, de germersheim, de veldentz, &c. ils portérent en vain leurs plaintes à l'empire assemblé à ratisbonne, qui se contenta de faire des protestations.

Ce n'était pas assez au roi d'avoir la préfecture des dix villes libres de l'alsace, au même titre que l'avaient eûe les empereurs. déja dans aucune de ces villes, on n'osait plus parler de liberté. restait strasbourg, ville grande & riche, maîtresse du rhin par le pont qu'elle avait sur ce fleuve, & qui formait seule une puissante république, fameuse par son arsenal, qui renfermait neuf-cent piéces d'artillerie.

Louvois avait formé dès long-tems le dessein de la donnèr à son maître. l'or, [p. 239] l'intrigue & la terreur, qui lui avaient ouvert les portes de tant de villes, préparérent l'entrée de louvois dans strasbourg. les magistrats furent gagnés. le peuple fut consterné de voir à la fois vingt-mille français autour de leurs remparts; les forts, qui les défendaient près du rhin, insultés & pris dans un moment; louvois à leurs portes, & leurs bourguemestres parlant de se rendre. les pleurs & le désespoir des citoiens amoureux de la liberté, n'empéchérent point, qu'en [M] un même jour le traité de reddition ne fût proposé par les magistrats, & que louvois ne prît possession de la ville. vauban l'a renduë depuis, par les fortifications qui l'entourent, la barriére la plus forte de la france.

Le roi ne ménageait pas plus l'espagne; il demandait dans les païs-bas la ville d'alost & tout son bailliage, que les ministres avaient oublié, disaient-ils, d'insérer dans les conditions de la paix; & sur les délais de l'espagne, il fit bloquer la ville de luxembourg.

En même tems il achetait la forte ville de casal d'un petit prince duc de mantouë, qui aurait vendu tout son état pour fournir à ses plaisirs.

En voiant cette puissance, qui s'étendait ainsi de tous côtés, & qui acquérait pendant la paix, plus que dix rois prédécesseurs [p. 240] de louis XIV n'avaient acquis par leurs guerres, les allarmes de l'europe recommencérent. l'empire, la hollande, la suéde même mécontente du roi, firent un traité d'association. les anglais menacérent; les espagnols voulurent la guerre; le prince d'orange remua tout pour la faire commencer: mais aucune puissance n'osait alors porter les premiers coups.

Le roi, craint par tout, ne songea qu'à se faire craindre davantage. il portait enfin sa marine au de-là des espérances des français & des craintes de l'europe. [M] il eut soixante-mille matelots. des loix aussi sévéres que celles de la discipline des armées de terre, retenaient tous ces hommes grossiers dans le devoir. l'angleterre & la hollande, ces puissances maritimes, n'avaient ni tant d'hommes de mèr, ni de si bonnes loix. des compagnies de cadets dans les places frontiéres, & des gardes-marines dans les ports, furent instituées & composées de jeunes-gens, qui apprenaient tous les arts convenables à leur profession, sous des maîtres païés du trésor public.

Le port de toulon sur la méditerranée fut construit à frais immenses, pour contenir cent vaisseaux de guerre, avec un arsenal, & des magazins magnifiques. [p. 241] sur l'océan, le port de brest se formait avec la même grandeur. dunkerque, le havre de grace, se remplissaient de vaisseaux. la nature était forcée à rochefort.

Enfin le roi avait plus de cent gros vaisseaux de ligne, dont plusieurs portaient cent canons, & quelques-uns davantage. ils ne restaient pas oisifs dans les ports. ses escadres sous le commandement de duquêne, nettoiaient les mers infestées par les corsaires de tripoli & d'algèr. il se vengea d'algèr avec le secours d'un art nouveau, dont la découverte fut duë à cette attention qu'il avait, d'exciter tous les génies de son siécle. cet art funeste, mais admirable, est celui des galiotes à bombes, avec lesquelles on peut réduire des villes maritimes en cendres. il y avait un jeune homme nommé bernard renaud, connu sous le nom du petit renaud, qui sans avoir jamais servi sur les vaisseaux, était un excellent marin à force de génie. colbert, qui déterrait le mérite dans l'obscurité, l'avait souvent appellé au conseil de marine, même en présence du roi. c'était par les soins & sur les lumiéres de renaud, que l'on suivait depuis peu une méthode plus réguliére & plus facile, pour la construction des vaisseaux. il osa proposer dans le conseil, de bombardèr [p. 242] algèr avec une flote. on n'avait pas d'idée, que les mortiers à bombes pûssent n'être pas posés sur un terrain solide. la proposition révolta. il essuia les contradictions & les railleries, que tout inventeur doit attendre; mais sa fermeté, & cette éloquence qu'ont d'ordinaire les hommes vivement frapés de leurs inventions, détermina le roi, à permettre l'essai de cette nouveauté.

Renaud fit construire cinq vaisseaux, plus petits que les vaisseaux ordinaires, mais plus forts de bois, sans ponts, avec un faux-tillac à fond de cale, sur lequel on maçonna des creux, où l'on mit les mortiers. il partit avec cet équipage, sous les ordres du vieux duquêne, qui était chargé de l'entreprise, & qui n'en attendait aucun succès. duquêne & les algériens furent étonnés de l'effet des bombes. [M] une partie de la ville fut écrasée & consumée. mais cet art, porté bientôt chez les autres nations, ne servit qu'à multiplier les calamités humaines, & fut plus d'une fois redoutable à la france, où il fut inventé.

La marine, ainsi perfectionnée en peu d'années, était le fruit des soins de colbert. louvois faisait à l'envi fortifier plus de cent citadelles. de plus on bâtissait huningue, sar-louis, les forteresses de [p. 243] strasbourg, mont-roial, &c.; & pendant que le roiaume acquérait tant de forces au dehors, on ne voiait au dedans que les arts en honneur, l'abondance, les plaisirs. les étrangers venaient en foule admirer la cour de louis XIV. son nom pénétrait chez tous les peuples du monde.

Son bonheur & sa gloire étaient encor relevés par la faiblesse des autres rois [errata: de la pluspart des autres rois], & par le malheur de leurs peuples. l'empereur léopold avait alors à craindre les hongrois révoltés, & sur-tout les turcs qui, appellés par les hongrois, venaient inonder l'allemagne. la politique de louis persécutait les protestans en france, parce qu'il croiait devoir les mettre hors d'état de lui nuire, mais protégeait sous main les protestans de hongrie, qui pouvaient le servir. son ambassadeur à la porte avait pressé l'armement des turcs. l'armée ottomane, forte de deux-cent-mille combattans, augmentée encor des troupes hongroises, ne trouvant sur son passage ni villes fortifiées, telles que la france en avait, ni corps d'armée capable de l'arréter, pénétra jusqu'aux portes de vienne, après avoir tout renversé sur son passage.

L'empereur léopold quitta d'abord vienne avec précipitation, & se retira jusqu'à lintz, à l'approche des turcs; & [p. 244] quand il sut qu'ils avaient investi vienne, il ne prit d'autre parti que d'allèr encor plus loin jusqu'à passau, laissant le duc de lorraine, à la tête d'une petite armée déja entamée en chemin par les turcs, soûtenir, comme il pourrait, la fortune de l'empire.

Personne ne doutait que le grand-visir cara mustapha, qui commandait l'armée ottomane, ne se rendît bientôt maître de la faible & petite capitale de l'allemagne, que les impériaux regardent comme la capitale du monde chrétien. on touchait au moment de la plus terrible révolution.

Louis XIV espéra avec beaucoup de vraisemblance, que l'allemagne, désolée par les turcs, & n'aiant contre eux qu'un chef dont la fuite augmentait la terreur commune, serait obligée de recourir à la protection de la france. il avait une armée sur les frontiéres de l'empire, prête à le défendre contre ces mêmes turcs, que ses négociations y avaient amenés. il pouvait ainsi devenir le protecteur de l'empire & faire son fils roi des romains.

Le chef-d'œuvre de sa politique fut d'être encor généreux, en ménageant de si grands intérêts. il leva le blocus de luxembourg, quand les turcs furent auprès de vienne. «je ne veux que le bien de la chrétienté (fit-il dire aux [p. 245] espagnols) je ne veux point attaquèr un prince chrétien, quand les turcs sont dans l'empire, ni empécher l'espagne de secourir l'empereur.» il ménageait ainsi sa politique & sa gloire. mais contre toute attente, vienne fut délivrée. la présomption du grand-visir, & le mépris brutal qu'il avait pour les chrétiens, le perdirent. il ne pressa pas assez le siége. [M] jean sobieski eut le tems d'arriver; & avec le secours du duc de lorraine, il n'eut qu'à se présenter devant la multitude ottomane, pour la mettre en déroute. l'empereur revint dans sa capitale, avec la douleur de l'avoir quittée. il y rentra, lorsque son libérateur sortait de l'église, où l'on avait chanté le te deum, & où le prédicateur avait pris pour son texte, il fut un homme envoié de Dieu nommé jean. jamais monarque ne fut plus heureux ni plus humilié que léopold.

Alors le roi de france, n'aiant plus rien à ménager, reprit ses prétentions, & recommença ses hostilités. il fit bombarder, assiégèr & prendre luxembourg, courtrai, dixmude, en flandre. il s'empara de tréves, & en démolit les fortifications; tout cela, pour remplir, disait-on, l'esprit des traités de nimégue. les impériaux & les espagnols négociaient avec lui à ratisbonne, pendant qu'il prenait leurs villes; & [p. 246] la paix de nimégue enfrainte fut changée en une tréve de vingt ans, par laquelle le roi garda la ville de luxembourg & sa principauté.

Il était encor plus redouté sur les côtes de l'afrique, où les français n'étaient connus avant lui, que par les esclaves que faisaient les barbares.

Algèr, deux fois bombardée, envoia des [M] députés lui demander pardon, & recevoir la paix; ils rendirent tous les esclaves chrétiens, & païérent encor de l'argent, ce qui est la plus grande punition des corsaires.

Tunis, tripoli, firent les mêmes soumissions. il n'est pas inutile de dire, que lorsque damfreville, capitaine de vaisseau, vint délivrer dans algèr tous les esclaves chrétiens au nom du roi de france, il s'en trouva [errata: il se trouva] parmi eux beaucoup d'anglais, qui étant déja à bord, soûtinrent à damfreville, que c'était en considération du roi d'angleterre, qu'ils étaient mis en liberté. alors le capitaine français fit appeller les algériens, & remettant les anglais à terre; ces gens-ci, dit-il, prétendent n'être délivrés qu'au nom de leur roi; le mien ne prend pas la liberté de leur offrir sa protection: je vous les remets; c'est à vous à montrer ce que vous devez au roi d'angleterre. tous les anglais furent remis [p. 247] aux fers. la fierté anglaise, la faiblesse du gouvernement de charles second, & le respect des nations pour louis XIV, se font connaître par ce trait.

Tel était ce respect universel, qu'on accordait de nouveaux honneurs à son ambassadeur à la porte ottomane, tels que celui du sofa; tandis qu'il humiliait les peuples d'afrique, qui sont sous la protection du grand-seigneur.

La république de génes s'abaissa encor plus devant lui que celle d'algèr. génes avait vendu de la poudre & des bombes aux algériens. elle construisait quatre galéres pour le service de l'espagne. le roi lui défendit, par son envoié saint-olon son gentil-homme ordinaire, de lancèr à l'eau les galéres, & la menaça d'un châtiment prompt, si elle ne se soumettait à ses volontés. les génois, irrités de cette entreprise sur leur liberté, & comptant trop sur le secours de l'espagne, ne firent aucune satisfaction. aussitôt quatorze gros vaisseaux, vingt galéres, dix galiotes à bombes, plusieurs frégates, sortent du port de toulon. seignelai, nouveau secrétaire de la marine, & à qui le fameux colbert son pére avait déja fait éxercer cet emploi avant sa mort, était lui-même sur la flote. ce jeune homme, plein d'ambition, de courage, d'esprit, [p. 248] d'activité, voulait être à la fois guerrier & ministre; avide de toute espéce de gloire, ardent à tout ce qu'il entreprenait, & mélant les plaisirs aux affaires, sans qu'elles en souffrissent. le vieux duquêne commandait les vaisseaux, le duc de mortemar les galéres; mais tous deux étaient les courtisans du secrétaire d'état. on arrive devant génes; les dix galiotes y jettent quatorze-mille bombes, & [M] réduisent en cendres une partie de ces édifices de marbre, qui ont fait donnèr à la ville le nom de génes la superbe. quatre-mille soldats débarqués s'avancent jusqu'aux portes, & brûlent le faubourg de saint-pierre d'aréne. alors il fallut s'humilier, pour prévenir une ruine totale. le roi éxigea, que le doge de génes & quatre principaux sénateurs, vinssent implorer sa clémence dans son palais de versailles; & de peur que les génois n'éludassent la satisfaction, & ne dérobassent quelque chose à sa gloire, il voulut que le doge, qui viendrait lui demander pardon, fût continué dans sa principauté, malgré la loi perpétuelle de génes, qui ôte cette dignité à tout doge absent un moment de la ville.

[M] Impérialé lescaro doge de génes, avec les sénateurs lomelino, garebardi, durazzo, salvago, vinrent à versailles faire [p. 249] tout ce que le roi éxigeait d'eux. le doge, en habit de cérémonie, parla, couvert d'un bonnet de velours rouge qu'il ôtoit[sic] souvent: son discours & ses marques de soumission étaient dictés par seignelai. le roi l'écouta, assis & couvert; mais comme, dans toutes les actions de sa vie, il joignait la politesse à la dignité, il traita lescaro & les sénateurs avec autant de bonté que de faste. les ministres louvois, croissi & seignelai, leur firent sentir plus de fierté. aussi le doge disait: le roi ôte à nos cœurs la liberté, par la maniére dont il nous reçoit; mais ses ministres nous la rendent. ce doge était un homme de beaucoup d'esprit. tout le monde sait, que le marquis de seignelai, lui aiant demandé ce qu'il trouvait de plus singulier à versailles; il répondit: c'est de m'y voir.

L'extrême goût que louis XIV avait pour les choses d'éclat, fut encor bien plus flaté par l'ambassade qu'il reçut de siam, païs où l'on avait ignoré jusqu'alors que la france éxistât. il était arrivé, par une de ces singularités qui prouvent la supériorité des européans sur les autres nations, qu'un grec, fils d'un cabaretier de céphalonie, nommé phalk constance, était devenu barcalon, c'est à dire, premier ministre ou grand-visir du roiaume de [p. 250] siam. cet homme, dans le dessein de se faire roi, & dans le besoin qu'il avait de secours étrangers, n'avait osé se confier ni aux anglais ni aux hollandais; ce sont des voisins trop dangereux dans les indes. les français venaient d'établir des comptoirs sur les côtes de coromandel, & avaient porté dans ces extrémités de l'asie, la réputation de leur roi. constance crut louis XIV propre à être flaté par un hommage, qui viendrait de si loin sans être attendu. la religion, dont les ressorts font joüer la politique du monde depuis siam jusqu'à paris, servit encor à ses desseins. [M] il envoia, au nom du roi de siam son maître, une solennelle ambassade, avec de grands présens à louis XIV, pour lui faire entendre que ce roi indien, charmé de sa gloire, ne voulait faire de traité de commerce qu'avec la nation française, & qu'il n'était pas même éloigné de se faire chrétien. la grandeur du roi flatée, & sa religion trompée, l'engagérent à envoièr au roi de siam deux ambassadeurs, six jésuites; & depuis il y joignit des officiers avec huit-cent soldats. mais l'éclat de cette ambassade siamoise fut le seul fruit qu'on en retira. constance périt, victime de son ambition: quelque peu des français qui restérent auprès de lui, furent massacrés; d'autres [p. 251] obligés de fuir; & sa veuve, après avoir été sur le point d'être reine, fut condannée par le successeur du roi de siam, à servir dans la cuisine, emploi pour lequel elle était née.

Cette soif de gloire, qui portait louis XIV à se distinguèr en tout des autres rois, paraissait encor dans la hauteur qu'il affectait avec la cour de rome. odescalchi, fils d'un banquier du milanais, était alors sur le trône de l'église, sous le nom d'innocent XI. c'était un homme vertueux, un pontife sage, peu théologien; mais prince courageux, ferme & magnifique. il secourut, contre les turcs, l'empire & la pologne de son argent, & les vénitiens de ses galéres. il condamnait avec hauteur la conduite de louis XIV, uni contre des chrétiens avec les turcs. on s'étonnait, qu'un pape prît si vivement le parti des empereurs, qui se disent rois des romains, & qui (s'ils le pouvaient) régneraient dans rome. mais odescalchi était né sous la domination aûtrichienne. il avait fait deux campagnes dans les troupes du milanais. l'habitude & l'humeur gouvernent les hommes. sa fierté s'irritait contre celle du roi, qui de son côté lui donnait toutes les mortifications, qu'un roi de france peut donnèr à un pape, sans rompre de communion [p. 252] avec lui. il y avait depuis longtems dans rome un abus difficile à déraciner, parce qu'il était fondé sur un point d'honneur, dont se piquaient tous les rois catholiques. leurs ambassadeurs à rome étendaient le droit de franchise & d'asile affecté à leurs maisons, jusqu'à une très grande distance, [M] qu'on nomme quartier. ces prétentions toûjours soûtenuës, rendaient la moitié de rome un asile sûr à tous les crimes. par un autre abus, ce qui entrait dans rome sous le nom des ambassadeurs, ne païait jamais d'entrée. le commerce en souffrait, & l'état en était appauvri.

Le pape innocent XI obtint enfin de l'empereur, du roi d'espagne, de celui de pologne, & du nouveau roi d'angleterre jacques second prince catholique, qu'ils renonçassent à ces droits odieux. le nonce ranucci proposa à louis XIV de concourir, comme les autres rois, à la tranquilité & au bon ordre de rome. louis, très mécontent du pape, répondit: «qu'il ne s'était jamais réglé sur l'éxemple d'autrui, & que c'était à lui à servir d'éxemple.» il envoia à rome le marquis de lavardin en ambassade, pour braver le pape. lavardin entra dans rome, malgré les défenses du pontife, escorté de quatre-cent gardes de la marine, de [p. 253] quatre-cent officiers volontaires, & de deux-cent hommes de livrée, tous armés. il prit possession de son palais, de ses quartiers & de l'église de saint-louis, autour desquels il fit poster des sentinelles & faire la ronde, comme dans une place de guerre. le pape est le seul souverain, à qui on pût envoièr une telle ambassade: car la supériorité, qu'il affecte sur les têtes couronnées, leur donne toûjours envie de l'humilier; & la faiblesse de son état fait qu'on l'outrage toûjours impunément. tout ce qu'innocent XI put faire, fut de se servir, contre le marquis de lavardin, des armes usées de l'excommunication; armes, dont on ne fait pas même plus de cas à rome qu'ailleurs, mais qu'on ne laisse pas d'emploier comme une ancienne formule, ainsi que les soldats du pape sont armés seulement pour la forme.

Le cardinal d'étrée, homme d'esprit, mais négociateur souvent malheureux, était alors chargé des affaires de france à rome. d'étrée, aiant été obligé de voir souvent le marquis de lavardin, ne put être ensuite admis à l'audiance du pape, sans recevoir l'absolution: envain il s'en défendit: innocent XI s'obstina à la lui donner, pour conserver toûjours cette puissance imaginaire, par les usages sur lesquels elle est fondée.

[p. 254] Louis, avec la même hauteur, mais toûjours soûtenuë par les soûterrains de la politique, voulut donnér un électeur à cologne. occupé du soin de divisèr ou de combattre l'empire, il prétendait élevèr à cet électorat, le cardinal de furstemberg évêque de strasbourg, sa créature & la victime de ses intérêts, ennemi irréconciliable de l'empereur, qui l'avait fait emprisonner dans la derniére guerre, comme un allemand vendu à la france.

Le chapitre de cologne, comme tous les autres chapitres d'allemagne, a le droit de nommer son évêque, qui par-là devient électeur. celui qui remplissait ce siége, était ferdinand de baviére, autrefois l'allié & depuis l'ennemi du roi, comme tant d'autres princes. il était malade à l'extrémité. l'argent du roi répandu à propos parmi les chanoines, les intrigues & les promesses, firent élire le cardinal de furstemberg comme coadjuteur; & après la mort du prince, il fut élu une seconde fois par la pluralité des suffrages. le pape, par le concordat germanique, a le droit de conférer l'évéché à l'élu, & l'empereur a celui de confirmèr l'électorat. l'empereur & le pape innocent XI, persuadés que c'était presque la même chose, de laisser furstemberg [p. 255] sur ce trône électoral & d'y mettre louis XIV, s'unirent pour donner cette principauté au jeune baviére, frére du dernier mort. le roi se vangea du pape [M] en lui ôtant avignon, & prépara la guerre à l'empereur. il inquiettait en même-tems l'électeur palatin, au sujet des droits de la princesse palatine, madame, seconde femme de monsieur; droits ausquels [sic] elle avait renoncé par son contrat de mariage. la guerre, faite à l'espagne en 1667 pour les droits de marie thérése, malgré une pareille renonciation, prouve bien que les contrats sont faits pour les particuliers. voilà comme le roi, au comble de sa grandeur, indisposa, ou dépoüilla, ou humilia presque tous les princes; mais aussi, presque tous se réunissaient contre lui.