ISSN 2271-1813 ... |
||||
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
[p. 219] CHAPITRE DOUZIÉME. Depuis la mort de turenne, jusqu'à la paix de nimégue en 1678. Après la mort de turenne & la retraite du prince de condé, le roi n'en continua pas la guerre avec moins d'avantage, contre l'empire, l'espagne & la hollande. il avait des officiers formés par ces deux grands hommes. il avait louvois, qui lui valait plus qu'un général, parce que sa prévoiance mettait les généraux en état d'entreprendre tout ce qu'ils voulaient. les troupes, longtems victorieuses, étaient animées du même esprit, qu'excitait encor la présence d'un roi toûjours heureux. [p. 220] Il prit en personne, dans le cours de cette guerre, a) condé[M] , b) bouchain[M] , c) valenciennes[M] , d) cambrai[M] . on l'accusa, au siége de bouchain, d'avoir craint de combattre le prince d'orange, qui vint se présenter devant lui avec cinquante-mille hommes, pour tenter de jetter du secours dans sa place. on reprocha aussi au prince d'orange, d'avoir pu donner bataille à louis XIV & de ne l'avoir pas fait. car tel est le sort des rois & des généraux, qu'on les blâme toûjours de ce qu'ils font & de ce qu'ils ne font pas; mais ni lui ni le prince d'orange n'étaient blâmables. le prince ne donna point la bataille quoiqu'il le voulût, parce que monterey gouverneur des païs-bas, qui était dans son armée, ne voulut point exposer son gouvernement au hazard d'un événement décisif; & la gloire de la campagne demeura au roi, puisqu'il fit ce qu'il voulut, & qu'il prit une ville en présence de son ennemi. A l'égard de valenciennes, elle fut prise d'assaut, par un de ces événemens singuliers qui caractérisent le courage impétueux de la nation. Le roi faisait ce siége, aiant avec lui son frére & cinq maréchaux de france, d'humiéres, schomberg, la feüillade, luxembourg & de lorges. les maréchaux [p. 221] commandaient chacun leur jour, l'un après l'autre. vauban dirigeait toutes les opérations. On n'avait pris encor aucun des dehors de la place. il fallait d'abord attaquer deux demi-lunes. derriére ces demi-lunes, était un grand ouvrage couronné, palissadé & fraisé, entouré d'un fossé coupé de plusieurs traverses. dans cet ouvrage couronné, était encor un autre ouvrage, entouré d'un autre fossé. il fallait, après s'être rendu maître de tous ces retranchemens, franchir un bras de l'escaut. ce bras franchi, on trouvait encor un autre ouvrage, qu'on nomme pâté. derriére ce pâté, coulait le grand cours de l'escaut, profond & rapide, qui sert de fossé à la muraille. enfin la muraille était soûtenuë par de larges remparts. tous ces ouvrages étaient couverts de canons. une garnison de trois mille hommes préparait une longue résistance. Le roi tint conseil de guerre, pour attaquer les ouvrages du dehors. c'était l'usage, que ces attaques se fissent toûjours pendant la nuit, afin de marchèr aux ennemis sans être apperçu, & d'épargner le sang du soldat. vauban proposa de faire l'attaque en plein jour. tous les maréchaux de france se récriérent contre cette proposition. louvois la condanna. [p. 222] vauban tint ferme, avec la confiance d'un homme certain de ce qu'il avance. «vous voulez, dit-il, ménager le sang du soldat: vous l'épargnerez bien davantage, quand il combattra de jour, sans confusion & sans tumulte, sans craindre qu'une partie de nos gens tire sur l'autre, comme il n'arrive que trop souvent. il s'agit de surprendre l'ennemi; il s'attend toûjours aux attaques de nuit: nous le surprendrons en effet, lorsqu'il faudra qu'épuisé des fatigues d'une veille, il soûtienne les efforts de nos troupes fraîches. ajoûtez à cette raison, que s'il y a dans cette armée des soldats de peu de courage, la nuit favorise leur timidité; mais que pendant le jour, l'œil du maître inspire la valeur & éléve les hommes au dessus d'eux-mêmes.» Le roi se rendit aux raisons de vauban, malgré louvois & cinq maréchaux de france. A neuf heures du matin, les deux compagnies de mousquetaires, une centaine de grenadiers, un bataillon des gardes, un du régiment de picardie, montent de tous côtés sur ce grand ouvrage à couronne. l'ordre était simplement de s'y loger, & c'était beaucoup. mais quelques mousquetaires noirs, aiant [p. 223] pénétré par un petit sentier, jusqu'au retranchement intérieur qui était dans cet ouvrage, ils s'en rendent d'abord les maîtres. dans le même tems, les mousquetaires gris y abordent par un autre endroit. les bataillons des gardes les suivent. on tuë & on poursuit les assiégés. les mousquetaires baissent le pont-levis, qui joind cet ouvrage aux autres. ils suivent l'ennemi de retranchement en retranchement, sur le petit bras de l'escaut & sur le grand. les gardes s'avancent en foule. les mousquetaires sont déja dans la ville, avant que le roi sache que le premier ouvrage attaqué est emporté. Ce n'était pas encor ce qu'il y eut de plus étrange dans cette action. il était vraisemblable que de jeunes mousquetaires, emportés par l'ardeur du succès, se jetteraient aveuglément sur les troupes & sur les bourgeois, qui venaient à eux dans la ruë; qu'ils y périraient, ou que la ville allait être pillée: mais ces jeunes-gens conduits par un cornette nommé moissac, se mirent en bataille derriére des charrettes; & tandis que les troupes qui venaient, se formaient sans précipitation, d'autres mousquetaires s'emparaient des maisons voisines, pour protéger par leur feu ceux qui étaient dans la ruë: on donnait des ôtages de part & d'autre: le conseil [p. 224] de ville s'assemblait: on députait vers le roi: tout cela se faisait, sans qu'il y eût rien de pillé, sans confusion, sans faire de fautes d'aucune espéce. le roi fit la garnison prisonniére de guerre, & entra dans valenciennes, étonné d'en être le maître. la singularité de l'action a engagé à entrer dans ce détail. Il eut encor la gloire de prendre (a) gand[M] en quatre jours & (b) ypres[M] en sept. voilà ce qu'il fit par lui-même. ses succès furent encor plus grands par ses généraux. Le maréchal duc de luxembourg laissa d'abord, à la vérité, prendre philipsbourg à sa vuë, essaiant en vain de la [M] secourir avec une armée de cinquante-mille hommes. le général, qui prit philipsbourg, était charles V nouveau duc de lorraine, héritier de son oncle charles IV, & dépouillé comme lui de ses états. il avait toutes les qualités de son malheureux oncle, sans en avoir les défauts. il commanda longtems les armées de l'empire avec gloire. mais malgré la prise de philipsbourg, & quoiqu'il fût à la tête de soixante-mille combattans, il ne put jamais rentrer dans ses états. en vain il mit sur ses étendarts, aut nunc, aut nunquam, ou maintenant, ou jamais. le maréchal de créqui, racheté de sa prison & devenu [p. 225] plus prudent par sa défaite de consarbruck, lui ferma toûjours l'entrée de la lorraine. [M] il le battit dans le petit combat de kokersberg en alsace. il le harcela & le fatigua sans relâche. [M] il prit fribourg à sa vuë; & quelque tems après, il battit encor [M] un détachement de son armée à rheinfeld. il passa la riviére de kins en sa présence, le poursuivit vers offembourg, le chargea dans sa retraite; & aiant immédiatement après emporté le fort de kehl l'épée à la main, il alla brûler le pont de strasbourg, par lequel cette ville, qui était libre encor, avait donné tant de fois passage aux armées impériales. ainsi le maréchal de créqui répara un jour de témérité, par une suite de succès dûs à sa prudence, & il eût peut-être acquis une réputation égale à celle de turenne, s'il eût vécu. Le prince d'orange ne fut pas plus heureux en flandre que le duc de lorraine: non seulement il fut obligé de lever le siége de mastricht & de charleroi; mais après avoir laissé tomber condé, bouchain & valenciennes, sous la puissance de louis XIV, il perdit la bataille de montcassel contre monsieur, en voulant secourir saint-omer. les maréchaux de luxembourg & d'humiéres commandaient l'armée sous monsieur. on prétend qu'une faute du [p. 226] prince d'orange, & un mouvement habile de luxembourg, décidérent du gain de la bataille. monsieur chargea avec une valeur & une présence d'esprit, qu'on n'attendait pas d'un prince efféminé. jamais on ne vit un plus grand éxemple, que le courage n'est point incompatible avec la mollesse. ce prince, qui s'habillait presque toûjours en femme, qui en avait les inclinations, qui couchait coëffé en cornette, qui mettait du rouge & des mouches, agit en capitaine & en soldat. le roi son frére fut, dit-on, un peu jaloux de sa gloire. il parla peu à monsieur de sa victoire. [M] il n'alla pas même voir le champ de bataille, quoiqu'il se trouvât tout auprès. quelques serviteurs de monsieur, plus pénétrans que les autres, lui prédirent alors, qu'il ne commanderait plus d'armée, & ils ne se trompérent pas. Tant de villes prises, tant de combats gagnés en flandre & en allemagne, n'étaient pas les seuls succès de louis XIV dans cette guerre. le maréchal de navailles battait les espagnols dans le lampourdan au pied des pirénées. on les attaquait jusques dans la sicile. La sicile, depuis le tems des tyrans de syracuse, sous lesquels au moins elle avait été comptée pour quelque chose [p. 227] dans le monde, a toûjours été subjuguée par des étrangers; asservie successivement aux romains, aux vandales, aux arabes, aux normans sous le vasselage des papes, aux français, aux allemans, aux espagnols; haïssant presque toûjours ses maîtres, se révoltant contre eux, sans faire de véritables efforts dignes de la liberté, & excitant continuellement des séditions pour changer de chaînes. Les magistrats de messine venaient d'allumèr une guerre civile contre leurs gouverneurs, & d'appeller la france à leur secours. une flote espagnole bloquait leur port. ils étaient réduits aux extrémités de la famine. D'abord le chevalier de valbelle vint avec quelques frégates à travers la flote espagnole. il apporta à messine des vivres, des armes & des soldats. ensuite le duc de vivonne arrive avec sept vaisseaux de guerre de soixante piéces de canon, deux de quatre-vingt, & plusieurs brûlots; [M] il bat la flote ennemie, & rentre victorieux dans messine. L'espagne est obligée d'implorer, pour la défense de la sicile, les hollandais ses anciens ennemis, qu'on regardait toûjours comme les maîtres de la mèr. ruiter vient à son secours du fond du zuidersée, passe le détroit, & joind à vingt [p. 228] vaisseaux espagnols, vingt-trois grands vaisseaux de guerre. Alors les français, qui joints avec les anglais, n'avaient pu battre les flotes de hollande, [M] l'emportérent seuls sur les hollandais & les espagnols réunis. le duc de vivonne, obligé de rester dans messine pour contenir le peuple déja mécontent de ses défenseurs, laissa donner cette bataille par du-quêne, lieutenant-général des armées navales; homme aussi singulier que ruiter, parvenu comme lui au commandement à force de mérite, mais n'aiant encor jamais commandé d'armée navale, & plus signalé jusqu'à ce moment dans l'art d'un armateur, que dans celui d'un général. mais quiconque a le génie de son art & du commandement, passe bien vîte & sans effort du petit au grand. duquêne se montra grand général de mèr contre ruiter. c'était l'être que de remporter sur ce hollandais un faible avantage. il livra encor une seconde bataille navale aux deux flotes ennemies près d'agouste. [M] ruiter, blessé dans cette bataille, y termina sa glorieuse vie. c'est un des hommes, dont la mémoire est encor dans la plus grande vénération en hollande. il avait commencé par être valet & mousse de vaisseau; il n'en fut que plus respectable. le nom des princes de [p. 229] nassau n'est pas au dessus du sien. le conseil d'espagne lui donna le titre & les patentes de duc; dignité étrangére & frivole pour un républicain. ces patentes ne vinrent qu'après sa mort. les enfans de ruiter, dignes de leur pére, refusérent ce titre si brigué dans nos monarchies, mais qui n'est pas préférable au nom de bon citoien. Duquêne, le ruiter de la france, attaqua une troisiéme fois les deux flotes après la mort du général hollandais. il leur coula à fond, brûla & prit plusieurs vaisseaux. le maréchal duc de vivonne avait le commandement en chef dans cette bataille; mais ce n'en fut pas moins duquêne qui remporta la victoire. l'europe était étonnée, que la france fût devenuë en si peu de tems aussi redoutable sur mèr, que sur terre. il est vrai, que ces armemens & ces batailles gagnées, ne servirent qu'à répandre l'allarme dans tous les états. le roi d'angleterre, aiant commencé la guerre pour l'intérêt de la france, était prêt enfin de se liguèr avec le prince d'orange, qui venait d'épouser sa niéce. de plus la gloire acquise en sicile coûtait trop de trésors. [M] enfin les français évacuérent messine, dans le tems qu'on croiait qu'ils se rendraient maîtres de toute l'île. on [p. 230] blâma beaucoup louis xiv d'avoir fait dans cette guerre des entreprises qu'il ne soûtint pas, & d'avoir abandonné messine, ainsi que la hollande, après des victoires inutiles. Cependant c'était être bien redoutable de n'avoir d'autre malheur, que de ne pas conserver toutes ses conquêtes. il pressait ses ennemis d'un bout de l'europe à l'autre. la guerre de sicile lui avait coûté beaucoup moins, qu'à l'espagne épuisée & battuë en tous lieux. il suscitait encor de nouveaux ennemis à la maison d'aûtriche. il fomentait les troubles de hongrie; & ses ambassadeurs à la porte ottomane la pressaient de porter la guerre dans l'allemagne, dût-il envoièr encor, par bienséance, quelque secours contre les turcs, appellés par sa politique. il accablait seul tous ses ennemis. car alors la suéde, son unique alliée, ne faisait qu'une guerre malheureuse contre l'électeur de brandebourg. cet électeur, pére du premier roi de prusse, commençait à donnèr à son païs une considération qui s'est bien augmentée depuis: il enlevait alors la poméranie aux suédois. il est remarquable, que dans le cours de cette guerre, il y eut presque toûjours des conférences ouvertes pour la paix; d'abord à cologne, par la médiation inutile [p. 231] de la suéde; ensuite à nimégue, par celle de l'angleterre. la médiation anglaise fut une cérémonie presque aussi vaine, que l'avait été l'arbitrage du pape au traité d'aix la chapelle. louis XIV fut en effet le seul arbitre. il fit ses propositions le neuf d'avril 1678, au milieu de ses conquêtes, & donna à ses ennemis jusqu'au dix de mai pour les accepter. il accorda ensuite un délai de six semaines aux états-généraux, qui le demandérent avec soumission. Son ambition ne se tournait plus alors du côté de la hollande. cette république avait été assez heureuse ou assez adroite, pour ne paraître plus qu'auxiliaire, dans une guerre entreprise pour sa ruine. l'empire & l'espagne, d'abord auxiliaires, étaient devenuës[sic] les principales parties. Le roi, dans les conditions qu'il imposa, favorisait le commerce des hollandais; il leur rendait mastricht, & remettait aux espagnols quelques villes, qui devaient servir de barriére aux provinces-unies, comme charleroi, courtrai, oudenarde, ath, gand, limbourg. mais il se réservait bouchain, condé, ypres, valenciennes, cambrai, maubeuge, aire, saint-omèr, cassel, charlemont, popering, bailleul, &c., ce qui faisait une bonne partie de la flandre. il y ajoûtait la franche-comté, [p. 232] qu'il avait deux fois conquise; & ces deux provinces étaient un assez digne fruit de la guerre. Il ne voulait de l'empire, que fribourg ou philipsbourg, & laissait le choix à l'empereur. il rétablissait dans l'évéché de strasbourg & dans leurs terres, les deux fréres furstemberg, que l'empereur avait dépouillés, & dont l'un était en prison. la suéde, fidelle à la france, devait avoir par ce traité de grands avantages: une partie de la poméranie qu'elle avait perduë, devait être cédée par l'électeur de brandebourg au roi de suéde. Quant à la lorraine, il offrait de rétablir le nouveau duc charles V; mais il voulait rester maître de nanci, & de tous les grands chemins. Ces conditions furent fixées avec la hauteur d'un conquérant; cependant elles n'étaient pas si outrées, qu'elles dûssent désespérer ses ennemis, & les obligèr à se réunir contre lui, par un dernièr effort: il parlait à l'europe en maître, & agissait en même tems en politique. Il sut aux conférences de nimégue semer la jalousie parmi les alliés. les hollandais s'empressérent de signer, malgré le prince d'orange qui, à quelque prix que ce fût, voulait faire la guerre; ils disaient, que les espagnols étaient trop [p. 233] faibles pour les secourir, s'ils ne signaient pas. Les espagnols, voiant que les hollandais avaient accepté la paix, la reçurent aussi, disant que l'empire ne faisait pas assez d'efforts pour la cause commune. Enfin les allemans, abandonnés de la hollande & de l'espagne, signérent les derniers, en laissant fribourg au roi, & confirmant les traités de westphalie. Rien ne fut changé aux conditions prescrites par louis XIV. l'europe reçut de lui des loix & la paix. il n'y eut que le duc de lorraine, qui osa refuser l'acceptation d'un traité, qui lui semblait trop odieux. il aima mieux être un prince errant dans l'empire, qu'un souverain sans pouvoir & sans honneur dans ses états; il attendit sa fortune du tems & de son courage. Dans le tems des conférences de nimégue, & quatre jours après que les plénipotentiaires de france & de hollande avaient signé la paix, le prince d'orange fit voir combien louis XIV avait en lui un ennemi dangereux. le maréchal de luxembourg, qui bloquait mons, venait de recevoir la nouvelle de la paix. il était tranquile dans le village de saint-denis, & dînait chez l'intendant de l'armée. le prince d'orange, avec toutes ses [p. 234] troupes, fond sur le quartier du maréchal, le force, & engage un combat sanglant, long & opiniâtre, dont il espérait avec raison une victoire signalée; car non-seulement il attaquait, ce qui est un avantage, mais il attaquait des troupes qui se reposaient sur la foi du traité. le maréchal de luxembourg eut beaucoup de peine à résister: & s'il y eut quelque avantage dans ce combat, il fut du côté du prince d'orange, puisque son infanterie demeura maîtresse du terrain, où elle avait combattu. Si les hommes ambitieux comptaient pour quelque chose le sang des autres hommes, le prince d'orange n'eût point donné ce combat. il savait certainement, ou que la paix était signée, ou qu'elle l'allait être: il savait que cette paix était avantageuse à son païs; cependant il prodiguait sa vie & celle de plusieurs milliers d'hommes, pour prémices d'une paix générale, qu'il n'aurait pu empécher, même en battant les français, tant elle était avancée. cette action, pleine d'inhumanité mais de grandeur, & plus admirée alors que blâmée, ne produisit pas un nouvel article de paix, & coûta sans aucun fruit la vie à deux mille français, & à autant d'ennemis. on vit dans cette paix, combien les événemens [p. 235] contredisent les projets. la hollande, contre qui seule la guerre avait été entreprise & qui aurait dû être détruite, n'y perdit rien; au contraire elle y gagna une barriére: & toutes les autres puissances, qui l'avaient garantie de la destruction, y perdirent. Le roi fut en ce tems au comble de la grandeur. victorieux depuis qu'il régnait, n'aiant assiégé aucune place qu'il n'eût prise, supérieur en tout genre à ses ennemis réunis, la terreur de l'europe pendant six années de suite, enfin son arbitre & son pacificateur, ajoûtant à ses états la franche-comté, dunkerque, & la moitié de la flandre; & ce qu'il devait compter pour le plus grand de ses avantages, roi d'une nation alors heureuse, & alors le modéle des autres nations. l'hôtel de ville de paris lui déféra quelque tems après, en 1680, le nom de grand avec solennité, & ordonna que dorénavant ce titre seul serait emploié dans tous les monumens publics. on avait dès 1673 frapé quelques médailles chargées de ce surnom. l'europe, quoique jalouse, ne réclama pas contre ces honneurs. cependant le nom de louis XIV a prévalu dans le public sur celui de grand. l'usage est le maître de tout. henri, qui fut surnommé le grand à si juste titre [p. 236] après sa mort, est appellé communément henri quatre; & ce nom seul en dit assez. monsieur le prince est toûjours appellé le grand condé, non seulement à cause de ses actions héroïques, mais par la facilité qui se trouve à le distinguer, par ce surnom, des autres princes de condé. si on l'avait nommé condé le grand, ce titre ne lui fût pas demeuré. on dit le grand corneille, pour le distinguer de son frére. on ne dit pas le grand virgile, ni le grand homére, ni le grand tasse. aléxandre le grand n'est plus connu que sous le nom d'aléxandre. charles quint, dont la fortune fut plus éclatante que celle de louis XIV, n'a jamais eû le nom de grand. il n'est resté à charlemagne que comme un nom propre. les titres ne servent de rien pour la postérité; le nom d'un homme, qui a fait de grandes choses, impose plus de respect que toutes les épithétes. [p. 219] CHAPITRE DOUZIÉME. Depuis la mort de turenne, jusqu'à la paix de nimégue en 1678. Après la mort de turenne & la retraite du prince de condé, le roi n'en continua pas la guerre avec moins d'avantage, contre l'empire, l'espagne & la hollande. il avait des officiers formés par ces deux grands hommes. il avait louvois, qui lui valait plus qu'un général, parce que sa prévoiance mettait les généraux en état d'entreprendre tout ce qu'ils voulaient. les troupes, longtems victorieuses, étaient animées du même esprit, qu'excitait encor la présence d'un roi toûjours heureux. [p. 220] Il prit en personne, dans le cours de cette guerre, a) condé[M] , b) bouchain[M] , c) valenciennes[M] , d) cambrai[M] . on l'accusa, au siége de bouchain, d'avoir craint de combattre le prince d'orange, qui vint se présenter devant lui avec cinquante-mille hommes, pour tenter de jetter du secours dans sa place. on reprocha aussi au prince d'orange, d'avoir pu donner bataille à louis XIV & de ne l'avoir pas fait. car tel est le sort des rois & des généraux, qu'on les blâme toûjours de ce qu'ils font & de ce qu'ils ne font pas; mais ni lui ni le prince d'orange n'étaient blâmables. le prince ne donna point la bataille quoiqu'il le voulût, parce que monterey gouverneur des païs-bas, qui était dans son armée, ne voulut point exposer son gouvernement au hazard d'un événement décisif; & la gloire de la campagne demeura au roi, puisqu'il fit ce qu'il voulut, & qu'il prit une ville en présence de son ennemi. A l'égard de valenciennes, elle fut prise d'assaut, par un de ces événemens singuliers qui caractérisent le courage impétueux de la nation. Le roi faisait ce siége, aiant avec lui son frére & cinq maréchaux de france, d'humiéres, schomberg, la feüillade, luxembourg & de lorges. les maréchaux [p. 221] commandaient chacun leur jour, l'un après l'autre. vauban dirigeait toutes les opérations. On n'avait pris encor aucun des dehors de la place. il fallait d'abord attaquer deux demi-lunes. derriére ces demi-lunes, était un grand ouvrage couronné, palissadé & fraisé, entouré d'un fossé coupé de plusieurs traverses. dans cet ouvrage couronné, était encor un autre ouvrage, entouré d'un autre fossé. il fallait, après s'être rendu maître de tous ces retranchemens, franchir un bras de l'escaut. ce bras franchi, on trouvait encor un autre ouvrage, qu'on nomme pâté. derriére ce pâté, coulait le grand cours de l'escaut, profond & rapide, qui sert de fossé à la muraille. enfin la muraille était soûtenuë par de larges remparts. tous ces ouvrages étaient couverts de canons. une garnison de trois mille hommes préparait une longue résistance. Le roi tint conseil de guerre, pour attaquer les ouvrages du dehors. c'était l'usage, que ces attaques se fissent toûjours pendant la nuit, afin de marchèr aux ennemis sans être apperçu, & d'épargner le sang du soldat. vauban proposa de faire l'attaque en plein jour. tous les maréchaux de france se récriérent contre cette proposition. louvois la condanna. [p. 222] vauban tint ferme, avec la confiance d'un homme certain de ce qu'il avance. «vous voulez, dit-il, ménager le sang du soldat: vous l'épargnerez bien davantage, quand il combattra de jour, sans confusion & sans tumulte, sans craindre qu'une partie de nos gens tire sur l'autre, comme il n'arrive que trop souvent. il s'agit de surprendre l'ennemi; il s'attend toûjours aux attaques de nuit: nous le surprendrons en effet, lorsqu'il faudra qu'épuisé des fatigues d'une veille, il soûtienne les efforts de nos troupes fraîches. ajoûtez à cette raison, que s'il y a dans cette armée des soldats de peu de courage, la nuit favorise leur timidité; mais que pendant le jour, l'œil du maître inspire la valeur & éléve les hommes au dessus d'eux-mêmes.» Le roi se rendit aux raisons de vauban, malgré louvois & cinq maréchaux de france. A neuf heures du matin, les deux compagnies de mousquetaires, une centaine de grenadiers, un bataillon des gardes, un du régiment de picardie, montent de tous côtés sur ce grand ouvrage à couronne. l'ordre était simplement de s'y loger, & c'était beaucoup. mais quelques mousquetaires noirs, aiant [p. 223] pénétré par un petit sentier, jusqu'au retranchement intérieur qui était dans cet ouvrage, ils s'en rendent d'abord les maîtres. dans le même tems, les mousquetaires gris y abordent par un autre endroit. les bataillons des gardes les suivent. on tuë & on poursuit les assiégés. les mousquetaires baissent le pont-levis, qui joind cet ouvrage aux autres. ils suivent l'ennemi de retranchement en retranchement, sur le petit bras de l'escaut & sur le grand. les gardes s'avancent en foule. les mousquetaires sont déja dans la ville, avant que le roi sache que le premier ouvrage attaqué est emporté. Ce n'était pas encor ce qu'il y eut de plus étrange dans cette action. il était vraisemblable que de jeunes mousquetaires, emportés par l'ardeur du succès, se jetteraient aveuglément sur les troupes & sur les bourgeois, qui venaient à eux dans la ruë; qu'ils y périraient, ou que la ville allait être pillée: mais ces jeunes-gens conduits par un cornette nommé moissac, se mirent en bataille derriére des charrettes; & tandis que les troupes qui venaient, se formaient sans précipitation, d'autres mousquetaires s'emparaient des maisons voisines, pour protéger par leur feu ceux qui étaient dans la ruë: on donnait des ôtages de part & d'autre: le conseil [p. 224] de ville s'assemblait: on députait vers le roi: tout cela se faisait, sans qu'il y eût rien de pillé, sans confusion, sans faire de fautes d'aucune espéce. le roi fit la garnison prisonniére de guerre, & entra dans valenciennes, étonné d'en être le maître. la singularité de l'action a engagé à entrer dans ce détail. Il eut encor la gloire de prendre (a) gand[M] en quatre jours & (b) ypres[M] en sept. voilà ce qu'il fit par lui-même. ses succès furent encor plus grands par ses généraux. Le maréchal duc de luxembourg laissa d'abord, à la vérité, prendre philipsbourg à sa vuë, essaiant en vain de la [M] secourir avec une armée de cinquante-mille hommes. le général, qui prit philipsbourg, était charles V nouveau duc de lorraine, héritier de son oncle charles IV, & dépouillé comme lui de ses états. il avait toutes les qualités de son malheureux oncle, sans en avoir les défauts. il commanda longtems les armées de l'empire avec gloire. mais malgré la prise de philipsbourg, & quoiqu'il fût à la tête de soixante-mille combattans, il ne put jamais rentrer dans ses états. en vain il mit sur ses étendarts, aut nunc, aut nunquam, ou maintenant, ou jamais. le maréchal de créqui, racheté de sa prison & devenu [p. 225] plus prudent par sa défaite de consarbruck, lui ferma toûjours l'entrée de la lorraine. [M] il le battit dans le petit combat de kokersberg en alsace. il le harcela & le fatigua sans relâche. [M] il prit fribourg à sa vuë; & quelque tems après, il battit encor [M] un détachement de son armée à rheinfeld. il passa la riviére de kins en sa présence, le poursuivit vers offembourg, le chargea dans sa retraite; & aiant immédiatement après emporté le fort de kehl l'épée à la main, il alla brûler le pont de strasbourg, par lequel cette ville, qui était libre encor, avait donné tant de fois passage aux armées impériales. ainsi le maréchal de créqui répara un jour de témérité, par une suite de succès dûs à sa prudence, & il eût peut-être acquis une réputation égale à celle de turenne, s'il eût vécu. Le prince d'orange ne fut pas plus heureux en flandre que le duc de lorraine: non seulement il fut obligé de lever le siége de mastricht & de charleroi; mais après avoir laissé tomber condé, bouchain & valenciennes, sous la puissance de louis XIV, il perdit la bataille de montcassel contre monsieur, en voulant secourir saint-omer. les maréchaux de luxembourg & d'humiéres commandaient l'armée sous monsieur. on prétend qu'une faute du [p. 226] prince d'orange, & un mouvement habile de luxembourg, décidérent du gain de la bataille. monsieur chargea avec une valeur & une présence d'esprit, qu'on n'attendait pas d'un prince efféminé. jamais on ne vit un plus grand éxemple, que le courage n'est point incompatible avec la mollesse. ce prince, qui s'habillait presque toûjours en femme, qui en avait les inclinations, qui couchait coëffé en cornette, qui mettait du rouge & des mouches, agit en capitaine & en soldat. le roi son frére fut, dit-on, un peu jaloux de sa gloire. il parla peu à monsieur de sa victoire. [M] il n'alla pas même voir le champ de bataille, quoiqu'il se trouvât tout auprès. quelques serviteurs de monsieur, plus pénétrans que les autres, lui prédirent alors, qu'il ne commanderait plus d'armée, & ils ne se trompérent pas. Tant de villes prises, tant de combats gagnés en flandre & en allemagne, n'étaient pas les seuls succès de louis XIV dans cette guerre. le maréchal de navailles battait les espagnols dans le lampourdan au pied des pirénées. on les attaquait jusques dans la sicile. La sicile, depuis le tems des tyrans de syracuse, sous lesquels au moins elle avait été comptée pour quelque chose [p. 227] dans le monde, a toûjours été subjuguée par des étrangers; asservie successivement aux romains, aux vandales, aux arabes, aux normans sous le vasselage des papes, aux français, aux allemans, aux espagnols; haïssant presque toûjours ses maîtres, se révoltant contre eux, sans faire de véritables efforts dignes de la liberté, & excitant continuellement des séditions pour changer de chaînes. Les magistrats de messine venaient d'allumèr une guerre civile contre leurs gouverneurs, & d'appeller la france à leur secours. une flote espagnole bloquait leur port. ils étaient réduits aux extrémités de la famine. D'abord le chevalier de valbelle vint avec quelques frégates à travers la flote espagnole. il apporta à messine des vivres, des armes & des soldats. ensuite le duc de vivonne arrive avec sept vaisseaux de guerre de soixante piéces de canon, deux de quatre-vingt, & plusieurs brûlots; [M] il bat la flote ennemie, & rentre victorieux dans messine. L'espagne est obligée d'implorer, pour la défense de la sicile, les hollandais ses anciens ennemis, qu'on regardait toûjours comme les maîtres de la mèr. ruiter vient à son secours du fond du zuidersée, passe le détroit, & joind à vingt [p. 228] vaisseaux espagnols, vingt-trois grands vaisseaux de guerre. Alors les français, qui joints avec les anglais, n'avaient pu battre les flotes de hollande, [M] l'emportérent seuls sur les hollandais & les espagnols réunis. le duc de vivonne, obligé de rester dans messine pour contenir le peuple déja mécontent de ses défenseurs, laissa donner cette bataille par du-quêne, lieutenant-général des armées navales; homme aussi singulier que ruiter, parvenu comme lui au commandement à force de mérite, mais n'aiant encor jamais commandé d'armée navale, & plus signalé jusqu'à ce moment dans l'art d'un armateur, que dans celui d'un général. mais quiconque a le génie de son art & du commandement, passe bien vîte & sans effort du petit au grand. duquêne se montra grand général de mèr contre ruiter. c'était l'être que de remporter sur ce hollandais un faible avantage. il livra encor une seconde bataille navale aux deux flotes ennemies près d'agouste. [M] ruiter, blessé dans cette bataille, y termina sa glorieuse vie. c'est un des hommes, dont la mémoire est encor dans la plus grande vénération en hollande. il avait commencé par être valet & mousse de vaisseau; il n'en fut que plus respectable. le nom des princes de [p. 229] nassau n'est pas au dessus du sien. le conseil d'espagne lui donna le titre & les patentes de duc; dignité étrangére & frivole pour un républicain. ces patentes ne vinrent qu'après sa mort. les enfans de ruiter, dignes de leur pére, refusérent ce titre si brigué dans nos monarchies, mais qui n'est pas préférable au nom de bon citoien. Duquêne, le ruiter de la france, attaqua une troisiéme fois les deux flotes après la mort du général hollandais. il leur coula à fond, brûla & prit plusieurs vaisseaux. le maréchal duc de vivonne avait le commandement en chef dans cette bataille; mais ce n'en fut pas moins duquêne qui remporta la victoire. l'europe était étonnée, que la france fût devenuë en si peu de tems aussi redoutable sur mèr, que sur terre. il est vrai, que ces armemens & ces batailles gagnées, ne servirent qu'à répandre l'allarme dans tous les états. le roi d'angleterre, aiant commencé la guerre pour l'intérêt de la france, était prêt enfin de se liguèr avec le prince d'orange, qui venait d'épouser sa niéce. de plus la gloire acquise en sicile coûtait trop de trésors. [M] enfin les français évacuérent messine, dans le tems qu'on croiait qu'ils se rendraient maîtres de toute l'île. on [p. 230] blâma beaucoup louis xiv d'avoir fait dans cette guerre des entreprises qu'il ne soûtint pas, & d'avoir abandonné messine, ainsi que la hollande, après des victoires inutiles. Cependant c'était être bien redoutable de n'avoir d'autre malheur, que de ne pas conserver toutes ses conquêtes. il pressait ses ennemis d'un bout de l'europe à l'autre. la guerre de sicile lui avait coûté beaucoup moins, qu'à l'espagne épuisée & battuë en tous lieux. il suscitait encor de nouveaux ennemis à la maison d'aûtriche. il fomentait les troubles de hongrie; & ses ambassadeurs à la porte ottomane la pressaient de porter la guerre dans l'allemagne, dût-il envoièr encor, par bienséance, quelque secours contre les turcs, appellés par sa politique. il accablait seul tous ses ennemis. car alors la suéde, son unique alliée, ne faisait qu'une guerre malheureuse contre l'électeur de brandebourg. cet électeur, pére du premier roi de prusse, commençait à donnèr à son païs une considération qui s'est bien augmentée depuis: il enlevait alors la poméranie aux suédois. il est remarquable, que dans le cours de cette guerre, il y eut presque toûjours des conférences ouvertes pour la paix; d'abord à cologne, par la médiation inutile [p. 231] de la suéde; ensuite à nimégue, par celle de l'angleterre. la médiation anglaise fut une cérémonie presque aussi vaine, que l'avait été l'arbitrage du pape au traité d'aix la chapelle. louis XIV fut en effet le seul arbitre. il fit ses propositions le neuf d'avril 1678, au milieu de ses conquêtes, & donna à ses ennemis jusqu'au dix de mai pour les accepter. il accorda ensuite un délai de six semaines aux états-généraux, qui le demandérent avec soumission. Son ambition ne se tournait plus alors du côté de la hollande. cette république avait été assez heureuse ou assez adroite, pour ne paraître plus qu'auxiliaire, dans une guerre entreprise pour sa ruine. l'empire & l'espagne, d'abord auxiliaires, étaient devenuës[sic] les principales parties. Le roi, dans les conditions qu'il imposa, favorisait le commerce des hollandais; il leur rendait mastricht, & remettait aux espagnols quelques villes, qui devaient servir de barriére aux provinces-unies, comme charleroi, courtrai, oudenarde, ath, gand, limbourg. mais il se réservait bouchain, condé, ypres, valenciennes, cambrai, maubeuge, aire, saint-omèr, cassel, charlemont, popering, bailleul, &c., ce qui faisait une bonne partie de la flandre. il y ajoûtait la franche-comté, [p. 232] qu'il avait deux fois conquise; & ces deux provinces étaient un assez digne fruit de la guerre. Il ne voulait de l'empire, que fribourg ou philipsbourg, & laissait le choix à l'empereur. il rétablissait dans l'évéché de strasbourg & dans leurs terres, les deux fréres furstemberg, que l'empereur avait dépouillés, & dont l'un était en prison. la suéde, fidelle à la france, devait avoir par ce traité de grands avantages: une partie de la poméranie qu'elle avait perduë, devait être cédée par l'électeur de brandebourg au roi de suéde. Quant à la lorraine, il offrait de rétablir le nouveau duc charles V; mais il voulait rester maître de nanci, & de tous les grands chemins. Ces conditions furent fixées avec la hauteur d'un conquérant; cependant elles n'étaient pas si outrées, qu'elles dûssent désespérer ses ennemis, & les obligèr à se réunir contre lui, par un dernièr effort: il parlait à l'europe en maître, & agissait en même tems en politique. Il sut aux conférences de nimégue semer la jalousie parmi les alliés. les hollandais s'empressérent de signer, malgré le prince d'orange qui, à quelque prix que ce fût, voulait faire la guerre; ils disaient, que les espagnols étaient trop [p. 233] faibles pour les secourir, s'ils ne signaient pas. Les espagnols, voiant que les hollandais avaient accepté la paix, la reçurent aussi, disant que l'empire ne faisait pas assez d'efforts pour la cause commune. Enfin les allemans, abandonnés de la hollande & de l'espagne, signérent les derniers, en laissant fribourg au roi, & confirmant les traités de westphalie. Rien ne fut changé aux conditions prescrites par louis XIV. l'europe reçut de lui des loix & la paix. il n'y eut que le duc de lorraine, qui osa refuser l'acceptation d'un traité, qui lui semblait trop odieux. il aima mieux être un prince errant dans l'empire, qu'un souverain sans pouvoir & sans honneur dans ses états; il attendit sa fortune du tems & de son courage. Dans le tems des conférences de nimégue, & quatre jours après que les plénipotentiaires de france & de hollande avaient signé la paix, le prince d'orange fit voir combien louis XIV avait en lui un ennemi dangereux. le maréchal de luxembourg, qui bloquait mons, venait de recevoir la nouvelle de la paix. il était tranquile dans le village de saint-denis, & dînait chez l'intendant de l'armée. le prince d'orange, avec toutes ses [p. 234] troupes, fond sur le quartier du maréchal, le force, & engage un combat sanglant, long & opiniâtre, dont il espérait avec raison une victoire signalée; car non-seulement il attaquait, ce qui est un avantage, mais il attaquait des troupes qui se reposaient sur la foi du traité. le maréchal de luxembourg eut beaucoup de peine à résister: & s'il y eut quelque avantage dans ce combat, il fut du côté du prince d'orange, puisque son infanterie demeura maîtresse du terrain, où elle avait combattu. Si les hommes ambitieux comptaient pour quelque chose le sang des autres hommes, le prince d'orange n'eût point donné ce combat. il savait certainement, ou que la paix était signée, ou qu'elle l'allait être: il savait que cette paix était avantageuse à son païs; cependant il prodiguait sa vie & celle de plusieurs milliers d'hommes, pour prémices d'une paix générale, qu'il n'aurait pu empécher, même en battant les français, tant elle était avancée. cette action, pleine d'inhumanité mais de grandeur, & plus admirée alors que blâmée, ne produisit pas un nouvel article de paix, & coûta sans aucun fruit la vie à deux mille français, & à autant d'ennemis. on vit dans cette paix, combien les événemens [p. 235] contredisent les projets. la hollande, contre qui seule la guerre avait été entreprise & qui aurait dû être détruite, n'y perdit rien; au contraire elle y gagna une barriére: & toutes les autres puissances, qui l'avaient garantie de la destruction, y perdirent. Le roi fut en ce tems au comble de la grandeur. victorieux depuis qu'il régnait, n'aiant assiégé aucune place qu'il n'eût prise, supérieur en tout genre à ses ennemis réunis, la terreur de l'europe pendant six années de suite, enfin son arbitre & son pacificateur, ajoûtant à ses états la franche-comté, dunkerque, & la moitié de la flandre; & ce qu'il devait compter pour le plus grand de ses avantages, roi d'une nation alors heureuse, & alors le modéle des autres nations. l'hôtel de ville de paris lui déféra quelque tems après, en 1680, le nom de grand avec solennité, & ordonna que dorénavant ce titre seul serait emploié dans tous les monumens publics. on avait dès 1673 frapé quelques médailles chargées de ce surnom. l'europe, quoique jalouse, ne réclama pas contre ces honneurs. cependant le nom de louis XIV a prévalu dans le public sur celui de grand. l'usage est le maître de tout. henri, qui fut surnommé le grand à si juste titre [p. 236] après sa mort, est appellé communément henri quatre; & ce nom seul en dit assez. monsieur le prince est toûjours appellé le grand condé, non seulement à cause de ses actions héroïques, mais par la facilité qui se trouve à le distinguer, par ce surnom, des autres princes de condé. si on l'avait nommé condé le grand, ce titre ne lui fût pas demeuré. on dit le grand corneille, pour le distinguer de son frére. on ne dit pas le grand virgile, ni le grand homére, ni le grand tasse. aléxandre le grand n'est plus connu que sous le nom d'aléxandre. charles quint, dont la fortune fut plus éclatante que celle de louis XIV, n'a jamais eû le nom de grand. il n'est resté à charlemagne que comme un nom propre. les titres ne servent de rien pour la postérité; le nom d'un homme, qui a fait de grandes choses, impose plus de respect que toutes les épithétes. |