ISSN 2271-1813 ... |
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Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
[p. 204] CHAPITRE ONZIÉME. Belle campagne, & mort du maréchal de turenne. Tandis que le roi prenait rapidement la franche-comté, avec cette facilité & cet éclat attaché encor à sa destinée; turenne, qui ne faisait que défendre les frontiéres du côté du rhin, déploiait ce que l'art de la guerre a de plus grand & de plus consommé. l'estime des hommes se mesure par les difficultés surmontées; & c'est ce qui a donné une si grande réputation à cette campagne de turenne. [M] D'abord il fait une marche longue & vive, passe le rhin à philipsbourg, marche toute la nuit à sintzheim, force cette ville, & en même-tems il attaque & met en fuite caprara général de l'empereur, [p. 205] & le vieux duc de lorraine charles IV, ce prince qui passa toute sa vie à perdre ses états & à lever des troupes, & qui venait de réunir sa petite armée avec une partie de celle de l'empereur. turenne, après l'avoir battu, [M] le poursuit & bat encor sa cavalerie à ladimbourg; de-là il court à un autre général des impériaux le prince de bournonville, qui n'attendait que de nouvelles troupes pour s'ouvrir le chemin de l'alsace; il prévient la jonction de ces troupes, [M] l'attaque & lui fait quitter le champ de bataille. L'empire rassemble contre lui toutes ses forces; soixante & dix-mille allemans sont dans l'alsace: brisac & philipsbourg étaient bloqués par eux. turenne n'avait plus que vingt-mille hommes effectifs tout au plus. le prince de condé lui envoia de flandre quelque secours de cavalerie; alors il traverse des montagnes pleines de neige, [M] par tanne & par bedfort; il se trouve tout d'un coup dans la haute alsace, au milieu des quartiers des ennemis, qui le croiaient en repos en lorraine, & qui pensaient que la campagne était finie. il bat à mulhausen les quartiers qui résistent; il en fait deux prisonniers. il marche à colmar, où l'électeur de brandebourg, qu'on appelle le grand électeur, alors général des armées [p. 206] de l'empire, avait son quartier. il arrive dans le tems que ces princes & les autres généraux se mettaient à table: ils n'eûrent que le tems de s'échaper; la campagne était couverte de fuiards. Turenne, croiant n'avoir rien fait tant qu'il restait quelque chose à faire, [M] attend encor auprès de turckheim une partie de l'infanterie ennemie. l'avantage du poste qu'il avait choisi, rendait sa victoire sûre: il défait cette infanterie. enfin une armée de soixante & dix-mille hommes se trouve vaincuë & dispersée presque sans grand combat. l'alsace reste au roi, & les généraux de l'empire sont obligés de repasser le rhin. Toutes ces actions consécutives, conduites avec tant d'art, si patiemment digérées, éxécutées avec tant de promtitude, furent également admirées des français & des ennemis. la gloire de turenne reçut un nouvel accroissement, quand on sût, que tout ce qu'il avait fait dans cette campagne, il l'avait fait malgré la cour, & malgré les ordres réitérés de louvois, donnés au nom du roi. résistèr à louvois tout-puissant, & se charger de l'événement, malgré les cris de la cour, les ordres du maître & la haine du ministre, ne fut pas la moindre marque du courage de turenne, ni le moindre exploit de la campagne. [p. 207] Il faut avoüer, que ceux qui ont plus d'humanité que d'estime pour les exploits de guerre, gémirent de cette campagne si glorieuse. elle fut célébre par les malheurs des peuples, autant que par les expéditions de turenne. après la bataille de sintzheim, il mit à feu & à sang le palatinat, païs uni & fertile, couvert de villes & de bourgs opulens. l'électeur palatin vit du haut de son château de manheim, deux villes & vingt-cinq villages enflammés. ce prince désespéré défia turenne à un combat singulier, par une lettre pleine de reproches. turenne, aiant envoié la lettre au roi qui lui défendit d'accepter le cartel, ne répondit aux plaintes & au défi de l'électeur, que par un compliment vague & qui ne signifiait rien. c'était assez le stile & l'usage de turenne, de s'exprimer toûjours avec modération & ambiguité. Il brula, avec le même sang-froid, les fours & une partie des campagnes de l'alsace, pour empécher les ennemis de subsister. il permit ensuite à sa cavalerie de ravager la lorraine. on y fit tant de désordre, que l'intendant, qui de son côté désolait la lorraine avec sa plume, lui écrivit & lui parla souvent, pour arréter ces excès. il répondit froidement: je le ferai dire à l'ordre. il aimait mieux être [p. 208] appellé le pére des soldats qui lui étaient confiés, que des peuples qui, selon les loix de la guerre, sont toûjours sacrifiés. tout le mal qu'il faisait, paraissait nécessaire; sa gloire couvrait tout; & d'ailleurs, les soixante & dix-mille allemans qu'il empécha de pénétrèr en france, y auraient fait beaucoup plus de mal, qu'il n'en fit à l'alsace, à la lorraine & au palatinat. [p. 209] Le prince de condé, de son côté, donnait en flandre une bataille beaucoup plus sanglante que toutes ces actions du vicomte de turenne, mais moins heureuse & moins décisive, soit que les les circonstances des lieux lui fûssent moins favorables, soit qu'il eût pris des mesures moins justes, soit plustôt qu'il eût des généraux plus habiles & de meilleures troupes à combattre. cette bataille fut celle de sénef. le marquis de feuquiéres veut qu'on ne lui donne que le nom de combat, parce que l'action ne se passa pas entre deux armées rangées, & que tous les corps n'agirent point: mais il paraît, qu'on s'accorde à nommer bataille cette journée si vive & si meurtriére. le choc de trois-mille hommes rangés, dont tous les petits corps agiraient, ne serait qu'un combat. c'est toûjours l'importance qui décide du nom. Le prince de condé avait à tenir la campagne avec environ quarante-cinq-mille hommes, contre le prince d'orange, qui en avait soixante-mille. il attendit que l'armée ennemie passât un défilé à sénef près de mons. il attaqua une partie de l'arriére-garde composée d'espagnols, & y eut un grand avantage. [M] on blâma le prince d'orange de n'avoir pas pris assez de précaution dans le passage du défilé; mais on admira la maniére dont il rétablit le désordre, & on n'approuva pas que condé voulût ensuite recommencer le combat, contre des ennemis trop bien retranchés. on se battit à trois reprises. les deux généraux, dans ce mélange de fautes & de grandes actions, signalérent également leur présence d'esprit & leur courage. de tous les combats que donna le grand condé, ce fut celui où il prodigua le plus sa vie & celle de ses soldats. il eut trois chevaux tués sous lui. il voulait, après trois attaques meurtriéres, en hazardèr encor une quatriéme. il parut, dit un officier qui y était, qu'il n'y avait plus que le prince de condé qui eût envie de se battre. ce que cette action eut de plus singulier, c'est que les troupes de part & d'autre, après les mêlées les plus sanglantes & les plus acharnées, prirent la fuite le soir, par une terreur [p. 210] panique. le lendemain les deux armées se retirérent chacune de son côté, aucune n'aiant ni le champ de bataille, ni la victoire, toutes deux plustôt également affaiblies & vaincuës. il y eut près de sept-mille morts & cinq-mille prisonniers du côté des français; les ennemis firent une perte égale. tant de sang inutilement répandu, empécha l'une & l'autre armée de rien entreprendre de considérable. il importe tant de donner de la réputation à ses armes, que le prince d'orange, pour faire croire qu'il avait eû la victoire, assiégea oudenarde; mais le prince de condé prouva qu'il n'avait pas perdu la bataille, en faisant aussitôt lever le siége, & en poursuivant le prince d'orange. On observa également en france & chez les alliés, la vaine cérémonie de rendre graces à dieu d'une victoire qu'on n'avait point remportée: usage établi pour encourager les peuples, qu'il faut toûjours tromper. Turenne en allemagne, avec une petite armée, continua des progrès qui étaient le fruit de son génie. le conseil de vienne, n'osant plus confier la fortune de l'empire à des princes qui l'avaient mal défendu, remit à la tête de ses armées le général montécuculi; celui qui avait [p. 211] vaincu les turcs à la journée de saint-gothard, & qui malgré turenne & condé, avait joint le prince d'orange, & avait arrété la fortune de louis XIV, après la conquête de trois provinces de hollande. On a remarqué, que les plus grands généraux de l'empire ont souvent été tirés d'italie. ce païs, dans sa décadence & dans son esclavage, porte encor des hommes, qui font souvenir de ce qu'il était autrefois. montécuculi était seul digne d'être opposé à turenne. tous deux avaient réduit la guerre en art. ils passérent quatre mois à se suivre, à s'observer dans des marches & dans des campemens, plus estimés que des victoires par les officiers allemans & français. l'un & l'autre jugeait de ce que son adversaire allait tenter, par les démarches que lui-même eût voulu faire à sa place, & ils ne se trompérent jamais. ils opposaient l'un à l'autre la patience, la ruse & l'activité; enfin ils étaient prêts d'en venir aux mains, & de commettre leur réputation au sort d'une [M] bataille auprès du village de saltzbach, lorsque turenne, en allant choisir une place pour dressèr une batterie, fut tué d'un coup de canon. il n'y a personne qui ne sache les circonstances de cette mort; mais on ne peut se défendre [p. 212] d'en retracer les principales, par le même esprit qui fait qu'on en parle encor tous les jours. il semble qu'on ne puisse trop redire, que le même boulet qui le tua, aiant emporté le bras de saint-hilaire lieutenant-général de l'artillerie, son fils se jettant en larmes auprès de lui, ce n'est pas moi, lui dit saint-hilaire, c'est ce grand homme qu'il faut pleurer: paroles comparables à tout ce que l'histoire a consacré de plus héroique, & le plus digne éloge de turenne. il est très rare, que sous un gouvernement despotique, où les hommes ne sont occupés que de leur intérêt particulier, ceux qui ont servi la patrie meurent regrettés du public. cependant turenne fut pleuré des soldats & des peuples. louvois fut le seul, qui se réjouit de sa mort. on sait les honneurs que le roi fit rendre à sa mémoire, & qu'il fut enterré à saint-denis comme le connêtable[sic] du guesclin, au dessus duquel la voix publique l'éléve, autant que le siécle de turenne est supérieur au siécle du connétable. Turenne n'avait pas eû toûjours des succès heureux à la guerre; il avait été battu à mariendal, à rétel, à cambrai; aussi disait-il, qu'il avait fait des fautes, & il était assez grand homme pour l'avouer. il ne fit jamais de conquêtes éclatantes, [p. 213] & ne donna point de ces grandes batailles rangées, dont la décision rend une nation maîtresse de l'autre; mais aiant toûjours réparé ses défaites, & fait beaucoup avec peu, il passa pour le plus habile capitaine de l'europe, dans un tems où l'art de la guerre était plus approfondi que jamais. de même, quoiqu'on lui eût reproché sa défection dans les guerres de la fronde; quoiqu'à l'âge de près de soixante ans, l'amour lui eût fait révéler le secret de l'état; quoiqu'il eût éxercé dans le palatinat des cruautés qui ne semblaient pas nécessaires; il eut toûjours le bonheur de garder la réputation d'un homme de bien, sage & modéré, parce que ses vertus & ses grands talens, qui n'étaient qu'à lui, devaient faire oublier des faiblesses & des fautes, qui lui étaient communes avec tant d'autres hommes. si on pouvait le comparèr à quelqu'un, on oserait dire, que de tous les généraux des siécles passés, gonzalve de cordouë surnommé le grand capitaine, est celui auquel il ressemblait davantage. Né calviniste il s'était fait catholique l'an 1668. aucun protestant & même aucun philosophe ne pensa que la persuasion seule eût fait ce changement dans un homme de guerre, dans un politique agé de cinquante années, qui avait encor des maîtresses. [p. 214] on savait que louis XIV en le créant maréchal général de ses armées, lui avait dit ces propres paroles rapportées dans les lettres de pélisson & ailleurs, je voudrais que vous m'obligeassiez à faire quelque chose de plus pour vous. Ces paroles (selon eux) pouvaient avec le tems opérèr une conversion. la place de connétable pouvait tentèr un cœur ambitieux. il était possible aussi que cette conversion fut sincére. le cœur humain rassemble souvent la politique, l'ambition, les faiblesses de l'amour, les sentimens de la religion. les catholiques qui triomphérent de ce changement, ne crurent pas la grande ame de turenne capable de dissimuler. Ce qui arriva en alsace immédiatement après la mort de turenne, rendit sa perte encore plus sensible. montécuculi, retenu par son adresse [errata: par l'habileté du général français] trois mois entiers au de-là du rhin, passa ce fleuve dés qu'il sut qu'il n'avait plus turenne à craindre. il tomba sur une partie de l'armée, qui demeurait éperduë entre les mains de lorges & de vaubrun, deux lieutenans généraux désunis & incertains. cette armée, se défendant avec courage, ne put empécher les impériaux de pénétrer dans l'alsace, dont turenne les avait tenus écartés. elle avait non seulement besoin d'un chef pour la conduire, mais pour réparer la défaite récente du maréchal de [p. 215] créqui, homme d'un courage entreprenant, capable des actions les plus belles & les plus téméraires, dangereux à sa patrie autant qu'aux ennemis. il venait d'être [M] vaincu par sa faute à consârbruck. un corps de vingt-mille allemans, qui assiégeait tréves, tailla en piéces & mit en fuite la petite armée de créqui. il échape à peine lui quatriéme. il court, à travers de nouveaux périls, se jetter dans tréves, qu'il aurait dû secourir avec prudence, & qu'il défendit avec courage. il voulait s'ensevelir sous les ruines de la place; la brêche était praticable: il s'obstine à tenir encore. la garnison murmure. le capitaine bois-jourdan, à la tête des séditieux, va capituler sur la brêche. on n'a point vu commettre une lâcheté avec tant d'audace. il menace le maréchal de le tuer, s'il ne signe. créqui se retire, avec quelques officiers fidéles, dans une église; & il aima mieux être pris à discrétion, que de capituler. Pour remplacer les hommes que la france avait perdus dans tant de siéges & de combats, louis XIV fut conseillé de ne se point tenir aux recruës de milices comme à l'ordinaire, mais de faire marcher le ban & l'arriére-ban. Par une ancienne coûtume, aujourd'hui hors d'usage, les possesseurs des fiefs [p. 216] étaient dans l'obligation d'allèr à leurs dépens à la guerre pour le service de leur seigneur suzerain, & de restèr armés un certain nombre de jours. ce service composait la plus grande partie des loix de nos nations barbares. tout est changé aujourd'hui en europe; il n'y a aucun état qui ne léve des soldats, qu'on retient toûjours sous le drapeau, & qui forment des corps disciplinés. Louis XIII convoqua une fois la noblesse de son roiaume. louis XIV suivit alors cet éxemple. le corps de la noblesse marcha, sous les ordres du marquis depuis maréchal de rochefort, sur les frontiéres de flandre, & après sur celles d'allemagne; mais ce corps ne fut ni considérable ni utile, & ne pouvait l'être. les gentils-hommes, aimant la guerre & capables de bien servir, étaient officiers dans les troupes; ceux que l'âge ou le mécontentement tenait renfermés, ne sortirent point de chez eux; les autres qui s'occupaient à cultiver leurs héritages, vinrent avec répugnance au nombre d'environ quatre-mille. rien ne ressemblait moins à une troupe guerriére. tous montés & armés inégalement, sans expérience & sans éxercice, ne pouvant ni ne voulant un service régulier, ils ne causérent que de l'embarras, & on fut [p. 217] dégouté d'eux pour jamais. ce fut la derniére trace dans nos armées réglées, qu'on ait vuë de l'ancienne chevalerie, qui composait autrefois ces armées, & qui avec le courage naturel à la nation, ne fit jamais bien la guerre. Turenne mort, créqui battu & prisonnier, tréves prise, montécuculi faisant contribuer l'alsace, le roi crut que le prince de condé pouvait seul ranimer la confiance des troupes, que décourageait la mort de turenne. condé laissa le maréchal de luxembourg soûtenir en flandre la fortune de la france, & alla arréter les progrès de montécuculi. autant il venait de montrer d'impétuosité à sénef, autant il eut alors de patience. son génie, qui se pliait à tout, déploia le même art que turenne. deux seuls campemens arrétérent les progrès de l'armée allemande, & firent levèr à montécuculi les siéges d'haguenau & de saverne. après cette campagne, moins éclatante que celle de sénef & plus estimée, ce prince cessa de paraître à la guerre. il eût voulu que son fils commandât; il offrait de lui servir de conseil; mais le roi ne voulait pour généraux, ni de jeunes-gens ni de princes; c'était même avec quelque peine, qu'il s'était servi de condé lui-même. la jalousie de louvois contre [p. 218] turenne avait contribué, autant que le nom de condé, à le mettre à la tête des armées. Ce prince se retira à chantilli, d'où il vint très rarement à versailles voir sa gloire éclipsée, dans un lieu où le courtisan ne considére que la faveur. il passa le reste de sa vie tourmenté de la goute, se consolant de ses douleurs & de sa retraite, dans la conversation des hommes de génie en tout genre, dont la france était alors remplie. il était digne de les entendre, & n'était étranger dans aucune des sciences ni des arts où ils brillaient. il fut admiré encor dans sa retraite: mais enfin ce feu dévorant, qui en avait fait dans sa jeunesse un héros impétueux & plein de passions, aiant consumé les forces de son corps né plus agile que robuste, il éprouva la caducité avant le tems; & son esprit s'affaiblissant avec son corps, il ne resta rien du grand condé les deux derniéres années de sa vie: il mourut en 1680. montécuculi se retira du service de l'empereur, en même tems que le prince de condé cessa de commander les armées de france. [p. 204] CHAPITRE ONZIÉME. Belle campagne, & mort du maréchal de turenne. Tandis que le roi prenait rapidement la franche-comté, avec cette facilité & cet éclat attaché encor à sa destinée; turenne, qui ne faisait que défendre les frontiéres du côté du rhin, déploiait ce que l'art de la guerre a de plus grand & de plus consommé. l'estime des hommes se mesure par les difficultés surmontées; & c'est ce qui a donné une si grande réputation à cette campagne de turenne. [M] D'abord il fait une marche longue & vive, passe le rhin à philipsbourg, marche toute la nuit à sintzheim, force cette ville, & en même-tems il attaque & met en fuite caprara général de l'empereur, [p. 205] & le vieux duc de lorraine charles IV, ce prince qui passa toute sa vie à perdre ses états & à lever des troupes, & qui venait de réunir sa petite armée avec une partie de celle de l'empereur. turenne, après l'avoir battu, [M] le poursuit & bat encor sa cavalerie à ladimbourg; de-là il court à un autre général des impériaux le prince de bournonville, qui n'attendait que de nouvelles troupes pour s'ouvrir le chemin de l'alsace; il prévient la jonction de ces troupes, [M] l'attaque & lui fait quitter le champ de bataille. L'empire rassemble contre lui toutes ses forces; soixante & dix-mille allemans sont dans l'alsace: brisac & philipsbourg étaient bloqués par eux. turenne n'avait plus que vingt-mille hommes effectifs tout au plus. le prince de condé lui envoia de flandre quelque secours de cavalerie; alors il traverse des montagnes pleines de neige, [M] par tanne & par bedfort; il se trouve tout d'un coup dans la haute alsace, au milieu des quartiers des ennemis, qui le croiaient en repos en lorraine, & qui pensaient que la campagne était finie. il bat à mulhausen les quartiers qui résistent; il en fait deux prisonniers. il marche à colmar, où l'électeur de brandebourg, qu'on appelle le grand électeur, alors général des armées [p. 206] de l'empire, avait son quartier. il arrive dans le tems que ces princes & les autres généraux se mettaient à table: ils n'eûrent que le tems de s'échaper; la campagne était couverte de fuiards. Turenne, croiant n'avoir rien fait tant qu'il restait quelque chose à faire, [M] attend encor auprès de turckheim une partie de l'infanterie ennemie. l'avantage du poste qu'il avait choisi, rendait sa victoire sûre: il défait cette infanterie. enfin une armée de soixante & dix-mille hommes se trouve vaincuë & dispersée presque sans grand combat. l'alsace reste au roi, & les généraux de l'empire sont obligés de repasser le rhin. Toutes ces actions consécutives, conduites avec tant d'art, si patiemment digérées, éxécutées avec tant de promtitude, furent également admirées des français & des ennemis. la gloire de turenne reçut un nouvel accroissement, quand on sût, que tout ce qu'il avait fait dans cette campagne, il l'avait fait malgré la cour, & malgré les ordres réitérés de louvois, donnés au nom du roi. résistèr à louvois tout-puissant, & se charger de l'événement, malgré les cris de la cour, les ordres du maître & la haine du ministre, ne fut pas la moindre marque du courage de turenne, ni le moindre exploit de la campagne. [p. 207] Il faut avoüer, que ceux qui ont plus d'humanité que d'estime pour les exploits de guerre, gémirent de cette campagne si glorieuse. elle fut célébre par les malheurs des peuples, autant que par les expéditions de turenne. après la bataille de sintzheim, il mit à feu & à sang le palatinat, païs uni & fertile, couvert de villes & de bourgs opulens. l'électeur palatin vit du haut de son château de manheim, deux villes & vingt-cinq villages enflammés. ce prince désespéré défia turenne à un combat singulier, par une lettre pleine de reproches. turenne, aiant envoié la lettre au roi qui lui défendit d'accepter le cartel, ne répondit aux plaintes & au défi de l'électeur, que par un compliment vague & qui ne signifiait rien. c'était assez le stile & l'usage de turenne, de s'exprimer toûjours avec modération & ambiguité. Il brula, avec le même sang-froid, les fours & une partie des campagnes de l'alsace, pour empécher les ennemis de subsister. il permit ensuite à sa cavalerie de ravager la lorraine. on y fit tant de désordre, que l'intendant, qui de son côté désolait la lorraine avec sa plume, lui écrivit & lui parla souvent, pour arréter ces excès. il répondit froidement: je le ferai dire à l'ordre. il aimait mieux être [p. 208] appellé le pére des soldats qui lui étaient confiés, que des peuples qui, selon les loix de la guerre, sont toûjours sacrifiés. tout le mal qu'il faisait, paraissait nécessaire; sa gloire couvrait tout; & d'ailleurs, les soixante & dix-mille allemans qu'il empécha de pénétrèr en france, y auraient fait beaucoup plus de mal, qu'il n'en fit à l'alsace, à la lorraine & au palatinat. [p. 209] Le prince de condé, de son côté, donnait en flandre une bataille beaucoup plus sanglante que toutes ces actions du vicomte de turenne, mais moins heureuse & moins décisive, soit que les les circonstances des lieux lui fûssent moins favorables, soit qu'il eût pris des mesures moins justes, soit plustôt qu'il eût des généraux plus habiles & de meilleures troupes à combattre. cette bataille fut celle de sénef. le marquis de feuquiéres veut qu'on ne lui donne que le nom de combat, parce que l'action ne se passa pas entre deux armées rangées, & que tous les corps n'agirent point: mais il paraît, qu'on s'accorde à nommer bataille cette journée si vive & si meurtriére. le choc de trois-mille hommes rangés, dont tous les petits corps agiraient, ne serait qu'un combat. c'est toûjours l'importance qui décide du nom. Le prince de condé avait à tenir la campagne avec environ quarante-cinq-mille hommes, contre le prince d'orange, qui en avait soixante-mille. il attendit que l'armée ennemie passât un défilé à sénef près de mons. il attaqua une partie de l'arriére-garde composée d'espagnols, & y eut un grand avantage. [M] on blâma le prince d'orange de n'avoir pas pris assez de précaution dans le passage du défilé; mais on admira la maniére dont il rétablit le désordre, & on n'approuva pas que condé voulût ensuite recommencer le combat, contre des ennemis trop bien retranchés. on se battit à trois reprises. les deux généraux, dans ce mélange de fautes & de grandes actions, signalérent également leur présence d'esprit & leur courage. de tous les combats que donna le grand condé, ce fut celui où il prodigua le plus sa vie & celle de ses soldats. il eut trois chevaux tués sous lui. il voulait, après trois attaques meurtriéres, en hazardèr encor une quatriéme. il parut, dit un officier qui y était, qu'il n'y avait plus que le prince de condé qui eût envie de se battre. ce que cette action eut de plus singulier, c'est que les troupes de part & d'autre, après les mêlées les plus sanglantes & les plus acharnées, prirent la fuite le soir, par une terreur [p. 210] panique. le lendemain les deux armées se retirérent chacune de son côté, aucune n'aiant ni le champ de bataille, ni la victoire, toutes deux plustôt également affaiblies & vaincuës. il y eut près de sept-mille morts & cinq-mille prisonniers du côté des français; les ennemis firent une perte égale. tant de sang inutilement répandu, empécha l'une & l'autre armée de rien entreprendre de considérable. il importe tant de donner de la réputation à ses armes, que le prince d'orange, pour faire croire qu'il avait eû la victoire, assiégea oudenarde; mais le prince de condé prouva qu'il n'avait pas perdu la bataille, en faisant aussitôt lever le siége, & en poursuivant le prince d'orange. On observa également en france & chez les alliés, la vaine cérémonie de rendre graces à dieu d'une victoire qu'on n'avait point remportée: usage établi pour encourager les peuples, qu'il faut toûjours tromper. Turenne en allemagne, avec une petite armée, continua des progrès qui étaient le fruit de son génie. le conseil de vienne, n'osant plus confier la fortune de l'empire à des princes qui l'avaient mal défendu, remit à la tête de ses armées le général montécuculi; celui qui avait [p. 211] vaincu les turcs à la journée de saint-gothard, & qui malgré turenne & condé, avait joint le prince d'orange, & avait arrété la fortune de louis XIV, après la conquête de trois provinces de hollande. On a remarqué, que les plus grands généraux de l'empire ont souvent été tirés d'italie. ce païs, dans sa décadence & dans son esclavage, porte encor des hommes, qui font souvenir de ce qu'il était autrefois. montécuculi était seul digne d'être opposé à turenne. tous deux avaient réduit la guerre en art. ils passérent quatre mois à se suivre, à s'observer dans des marches & dans des campemens, plus estimés que des victoires par les officiers allemans & français. l'un & l'autre jugeait de ce que son adversaire allait tenter, par les démarches que lui-même eût voulu faire à sa place, & ils ne se trompérent jamais. ils opposaient l'un à l'autre la patience, la ruse & l'activité; enfin ils étaient prêts d'en venir aux mains, & de commettre leur réputation au sort d'une [M] bataille auprès du village de saltzbach, lorsque turenne, en allant choisir une place pour dressèr une batterie, fut tué d'un coup de canon. il n'y a personne qui ne sache les circonstances de cette mort; mais on ne peut se défendre [p. 212] d'en retracer les principales, par le même esprit qui fait qu'on en parle encor tous les jours. il semble qu'on ne puisse trop redire, que le même boulet qui le tua, aiant emporté le bras de saint-hilaire lieutenant-général de l'artillerie, son fils se jettant en larmes auprès de lui, ce n'est pas moi, lui dit saint-hilaire, c'est ce grand homme qu'il faut pleurer: paroles comparables à tout ce que l'histoire a consacré de plus héroique, & le plus digne éloge de turenne. il est très rare, que sous un gouvernement despotique, où les hommes ne sont occupés que de leur intérêt particulier, ceux qui ont servi la patrie meurent regrettés du public. cependant turenne fut pleuré des soldats & des peuples. louvois fut le seul, qui se réjouit de sa mort. on sait les honneurs que le roi fit rendre à sa mémoire, & qu'il fut enterré à saint-denis comme le connêtable[sic] du guesclin, au dessus duquel la voix publique l'éléve, autant que le siécle de turenne est supérieur au siécle du connétable. Turenne n'avait pas eû toûjours des succès heureux à la guerre; il avait été battu à mariendal, à rétel, à cambrai; aussi disait-il, qu'il avait fait des fautes, & il était assez grand homme pour l'avouer. il ne fit jamais de conquêtes éclatantes, [p. 213] & ne donna point de ces grandes batailles rangées, dont la décision rend une nation maîtresse de l'autre; mais aiant toûjours réparé ses défaites, & fait beaucoup avec peu, il passa pour le plus habile capitaine de l'europe, dans un tems où l'art de la guerre était plus approfondi que jamais. de même, quoiqu'on lui eût reproché sa défection dans les guerres de la fronde; quoiqu'à l'âge de près de soixante ans, l'amour lui eût fait révéler le secret de l'état; quoiqu'il eût éxercé dans le palatinat des cruautés qui ne semblaient pas nécessaires; il eut toûjours le bonheur de garder la réputation d'un homme de bien, sage & modéré, parce que ses vertus & ses grands talens, qui n'étaient qu'à lui, devaient faire oublier des faiblesses & des fautes, qui lui étaient communes avec tant d'autres hommes. si on pouvait le comparèr à quelqu'un, on oserait dire, que de tous les généraux des siécles passés, gonzalve de cordouë surnommé le grand capitaine, est celui auquel il ressemblait davantage. Né calviniste il s'était fait catholique l'an 1668. aucun protestant & même aucun philosophe ne pensa que la persuasion seule eût fait ce changement dans un homme de guerre, dans un politique agé de cinquante années, qui avait encor des maîtresses. [p. 214] on savait que louis XIV en le créant maréchal général de ses armées, lui avait dit ces propres paroles rapportées dans les lettres de pélisson & ailleurs, je voudrais que vous m'obligeassiez à faire quelque chose de plus pour vous. Ces paroles (selon eux) pouvaient avec le tems opérèr une conversion. la place de connétable pouvait tentèr un cœur ambitieux. il était possible aussi que cette conversion fut sincére. le cœur humain rassemble souvent la politique, l'ambition, les faiblesses de l'amour, les sentimens de la religion. les catholiques qui triomphérent de ce changement, ne crurent pas la grande ame de turenne capable de dissimuler. Ce qui arriva en alsace immédiatement après la mort de turenne, rendit sa perte encore plus sensible. montécuculi, retenu par son adresse [errata: par l'habileté du général français] trois mois entiers au de-là du rhin, passa ce fleuve dés qu'il sut qu'il n'avait plus turenne à craindre. il tomba sur une partie de l'armée, qui demeurait éperduë entre les mains de lorges & de vaubrun, deux lieutenans généraux désunis & incertains. cette armée, se défendant avec courage, ne put empécher les impériaux de pénétrer dans l'alsace, dont turenne les avait tenus écartés. elle avait non seulement besoin d'un chef pour la conduire, mais pour réparer la défaite récente du maréchal de [p. 215] créqui, homme d'un courage entreprenant, capable des actions les plus belles & les plus téméraires, dangereux à sa patrie autant qu'aux ennemis. il venait d'être [M] vaincu par sa faute à consârbruck. un corps de vingt-mille allemans, qui assiégeait tréves, tailla en piéces & mit en fuite la petite armée de créqui. il échape à peine lui quatriéme. il court, à travers de nouveaux périls, se jetter dans tréves, qu'il aurait dû secourir avec prudence, & qu'il défendit avec courage. il voulait s'ensevelir sous les ruines de la place; la brêche était praticable: il s'obstine à tenir encore. la garnison murmure. le capitaine bois-jourdan, à la tête des séditieux, va capituler sur la brêche. on n'a point vu commettre une lâcheté avec tant d'audace. il menace le maréchal de le tuer, s'il ne signe. créqui se retire, avec quelques officiers fidéles, dans une église; & il aima mieux être pris à discrétion, que de capituler. Pour remplacer les hommes que la france avait perdus dans tant de siéges & de combats, louis XIV fut conseillé de ne se point tenir aux recruës de milices comme à l'ordinaire, mais de faire marcher le ban & l'arriére-ban. Par une ancienne coûtume, aujourd'hui hors d'usage, les possesseurs des fiefs [p. 216] étaient dans l'obligation d'allèr à leurs dépens à la guerre pour le service de leur seigneur suzerain, & de restèr armés un certain nombre de jours. ce service composait la plus grande partie des loix de nos nations barbares. tout est changé aujourd'hui en europe; il n'y a aucun état qui ne léve des soldats, qu'on retient toûjours sous le drapeau, & qui forment des corps disciplinés. Louis XIII convoqua une fois la noblesse de son roiaume. louis XIV suivit alors cet éxemple. le corps de la noblesse marcha, sous les ordres du marquis depuis maréchal de rochefort, sur les frontiéres de flandre, & après sur celles d'allemagne; mais ce corps ne fut ni considérable ni utile, & ne pouvait l'être. les gentils-hommes, aimant la guerre & capables de bien servir, étaient officiers dans les troupes; ceux que l'âge ou le mécontentement tenait renfermés, ne sortirent point de chez eux; les autres qui s'occupaient à cultiver leurs héritages, vinrent avec répugnance au nombre d'environ quatre-mille. rien ne ressemblait moins à une troupe guerriére. tous montés & armés inégalement, sans expérience & sans éxercice, ne pouvant ni ne voulant un service régulier, ils ne causérent que de l'embarras, & on fut [p. 217] dégouté d'eux pour jamais. ce fut la derniére trace dans nos armées réglées, qu'on ait vuë de l'ancienne chevalerie, qui composait autrefois ces armées, & qui avec le courage naturel à la nation, ne fit jamais bien la guerre. Turenne mort, créqui battu & prisonnier, tréves prise, montécuculi faisant contribuer l'alsace, le roi crut que le prince de condé pouvait seul ranimer la confiance des troupes, que décourageait la mort de turenne. condé laissa le maréchal de luxembourg soûtenir en flandre la fortune de la france, & alla arréter les progrès de montécuculi. autant il venait de montrer d'impétuosité à sénef, autant il eut alors de patience. son génie, qui se pliait à tout, déploia le même art que turenne. deux seuls campemens arrétérent les progrès de l'armée allemande, & firent levèr à montécuculi les siéges d'haguenau & de saverne. après cette campagne, moins éclatante que celle de sénef & plus estimée, ce prince cessa de paraître à la guerre. il eût voulu que son fils commandât; il offrait de lui servir de conseil; mais le roi ne voulait pour généraux, ni de jeunes-gens ni de princes; c'était même avec quelque peine, qu'il s'était servi de condé lui-même. la jalousie de louvois contre [p. 218] turenne avait contribué, autant que le nom de condé, à le mettre à la tête des armées. Ce prince se retira à chantilli, d'où il vint très rarement à versailles voir sa gloire éclipsée, dans un lieu où le courtisan ne considére que la faveur. il passa le reste de sa vie tourmenté de la goute, se consolant de ses douleurs & de sa retraite, dans la conversation des hommes de génie en tout genre, dont la france était alors remplie. il était digne de les entendre, & n'était étranger dans aucune des sciences ni des arts où ils brillaient. il fut admiré encor dans sa retraite: mais enfin ce feu dévorant, qui en avait fait dans sa jeunesse un héros impétueux & plein de passions, aiant consumé les forces de son corps né plus agile que robuste, il éprouva la caducité avant le tems; & son esprit s'affaiblissant avec son corps, il ne resta rien du grand condé les deux derniéres années de sa vie: il mourut en 1680. montécuculi se retira du service de l'empereur, en même tems que le prince de condé cessa de commander les armées de france. |