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Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, l'édition de 1751
[p. 109] CHAPITRE VINGT-SEPTIÉME. Gouvernement intérieur: commerce: police: loix: discipline militaire: marine, &c. On doit cette justice aux hommes publics qui ont fait du bien à leur siécle, de regarder le point dont ils sont partis, pour mieux voir les changemens qu'ils ont faits dans leur patrie. la postérité leur doit une éternelle reconnaissance des éxemples qu'ils ont donnés, lors même qu'ils sont surpassés. cette juste gloire est leur unique récompense. il est certain que l'amour de cette gloire anima louis XIV, [p. 110] lorsque, commençant à gouverner par lui-même, il voulut réformer son roiaume, embellir sa cour, & perfectionner les arts. Non seulement il s'imposa la loi de travailler réguliérement avec chacun de ses ministres; mais tout homme connu pouvait obtenir de lui une audiance particuliére, & tout citoien avait la liberté de lui présenter des requêtes & des projets. les placets étaient reçus d'abord par un maître des requêtes, qui les rendait apostillés: ils furent dans la suite renvoiés aux bureaux des ministres. les projets étaient éxaminés dans le conseil, quand ils méritaient de l'être; & leurs auteurs furent admis plus d'une fois à discuter leurs propositions avec les ministres, en présence du maître. ainsi on vit entre le trône & la nation une correspondance qui subsista, malgré le pouvoir absolu. Louis XIV se forma & s'accoûtuma lui-même au travail; & ce travail était d'autant plus pénible, qu'il était nouveau pour lui, & que la séduction des plaisirs pouvait aisément le distraire. il écrivit les premiéres dépêches à ses ambassadeurs. les lettres les plus importantes furent souvent depuis minutées de sa main; & il n'y en eut aucune écrite en son nom, qu'il ne se fit lire. [p. 111] A peine colbert, après la chûte de fouquet, eut-il rétabli l'ordre dans les finances, que le roi remit aux peuples tout ce qui était dû d'impôts, depuis 1647 jusqu'en 1656, & surtout trois millions de tailles. on abolit pour cinq-cent-mille écus par an de droits onéreux. ainsi l'abbé de choisi paraît, ou bien mal instruit, ou bien injuste, quand il dit qu'on ne diminua point la recette. il est certain, qu'elle fut diminuée par ces remises & augmentée par le bon ordre. Les soins du premier président de belliévre, aidés des libéralités de la duchesse d'aiguillon & de plusieurs citoiens, avaient établi l'hôpital-général. le roi l'augmenta, & en fit élever dans toutes les villes principales du roiaume. Les grands chemins, jusqu'alors impraticables, ne furent plus négligés; & peu-à-peu ils devinrent ce qu'ils sont aujourd'hui sous louis XV, l'admiration des étrangers. de quelque côté qu'on sorte de paris, on voiage à présent environ quarante lieuës, à quelques endroits près, dans des allées fermes, bordées d'arbres. les chemins construits par les anciens romains étaient plus durables, mais non pas plus spacieux & plus beaux. Le génie de colbert se tourna principalement vers le commerce, qui était [p. 112] faiblement cultivé, & dont les grands principes n'étaient pas connus. les anglais, & encor plus les hollandais, faisaient par leurs vaisseaux presque tout le commerce de la france. les hollandais surtout chargeaient dans nos ports nos denrées, & les distribuaient dans l'europe. le roi commença, dès 1662, à éxempter ses sujets d'une imposition nommée le droit de fret, que païaient tous les vaisseaux étrangers; & il donna aux français toutes les facilités de transporter eux-mêmes leurs marchandises à moins de frais. alors le commerce maritime nâquit. le conseil de commerce, qui subsiste aujourd'hui, fut établi; & le roi y présidait tous les quinze jours. Les ports de dunkerque & de marseille furent déclarés francs; & bientôt cet avantage attira le commerce du levant à marseille, & celui du nord à dunkerque. On forma une compagnie des indes occidentales en 1664; & celle des grandes indes fut établie la même année. avant ce tems, il fallait que le luxe de la france fût tributaire de l'industrie hollandaise. les partisans de l'ancienne œconomie, timide, ignorante & resserrée, déclamérent envain contre un commerce, dans lequel on échange sans cesse de l'argent [p. 113] qui ne périrait pas, contre des effets qui se consomment. ils ne faisaient pas réfléxion, que ces marchandises de l'inde devenuës nécessaires auraient été païées plus chérement à l'étranger. il est vrai, qu'on porte aux indes orientales, plus d'espéces qu'on n'en retire & que par-là l'europe s'appauvrit. mais ces espéces viennent du pérou & du méxique; elles sont le prix de nos denrées portées à cadix; & il reste plus de cet argent en france, que les indes orientales n'en absorbent. Le roi donna plus de six millions de notre monnoie d'aujourd'hui à la compagnie. il invita les personnes riches à s'y intéresser. les reines, les princes & toute la cour fournirent deux-millions numéraires de ce tems-là. les cours supérieures donnérent douze-cent-mille livres, les financiers deux-millions, le corps des marchands six-cent-cinquante-mille livres. toute la nation secondait son maître. Cette compagnie a toûjours subsisté. car encor que les hollandais eussent pris pontichéri en 1694, & que le commerce des indes languît depuis ce tems, il a repris de nos jours une force nouvelle. pontichéri est devenuë la rivale de batavia; & cette compagnie des indes, fondée [p. 114] avec des peines extrêmes par le grand colbert, reproduite de nos jours par des secousses singuliéres, est devenuë une des plus grandes ressources du roiaume. le roi forma encor une compagnie du nord en 1669: il y mit des fonds comme dans celle des indes. il parut bien alors que le commerce ne déroge pas, puisque les plus grandes maisons s'intéressaient à ces établissemens, à l'éxemple du monarque. La compagnie des indes occidentales ne fut pas moins encouragée que les autres: le roi fournit le dixiéme de tous les fonds. Il donna trente francs par tonneau d'exportation, & quarante d'importation. tous ceux qui firent construire des vaisseaux dans les ports du roiaume, reçurent cinq livres pour chaque tonneau que leur navire pouvait contenir. On ne peut encor trop s'étonner, que l'abbé de choisi ait censuré ces établissemens, dans ses mémoires, qu'il faut lire avec défiance. nous sentons aujourd'hui tout ce que le ministre colbert fit pour le bien du roiaume; mais alors on ne le sentait pas: il travaillait pour des ingrats. on lui sut à paris beaucoup plus mauvais gré de la suppression de quelques rentes sur l'hôtel-de-ville acquises à vil prix depuis 1656, & du décri où [p. 115] tombérent les billets de l'épargne prodigués sous le précédent ministére, qu'on ne fut sensible au bien général qu'il faisait. il y avait plus de bourgeois que de citoiens. peu de personnes portaient leurs vuës sur l'avantage public. on sait combien l'intérêt particulier fascine les yeux, rétrécit l'esprit & l'intérêt non seulement d'un commerçant, mais d'une compagnie, mais d'une ville. la réponse grossiére d'un marchand nommé hazon (qui consulté par ce ministre, lui dit: vous avez trouvé la voiture renversée d'un côté, & vous l'avez renversée de l'autre.) était encor citée avec complaisance dans ma jeunesse; & cette anecdote se retrouve ans le moréri. il a falu, que l'esprit philosophique introduit fort tard en france, ait réformé les préjugés du peuple, pour qu'on rendît enfin une justice entiére à la mémoire de ce grand homme. il avait la même éxactitude que le duc de sulli, & des vuës beaucoup plus étenduës. l'un ne savait que ménager; l'autre savait faire de grands établissemens. Presque tout fut, ou réparé, ou créé de son tems. la réduction de l'intérêt au denier vingt, des emprunts du roi & des particuliers, fut la preuve sensible en 1665, d'une abondante circulation. il voulait enrichir la france & la peupler. [p. 116] les mariages dans les campagnes furent encouragés, par une éxemption de tailles pendant cinq années, pour ceux qui s'établiraient à l'âge de vingt ans; & tout pére de famille qui avait dix enfans, était éxemt pour toute sa vie, parce qu'il donnait plus à l'état par le travail de ses enfans, qu'il n'eût pu donnèr en paiant la taille. ce réglement aurait dû être à jamais sans atteinte. Depuis l'an 1663 chaque année de ce ministére, jusqu'en 1672, fut marquée par l'établissement de quelque manufacture. les draps fins, qu'on tirait auparavant d'angleterre, de hollande, furent fabriqués dans abbeville. le roi avançait au manufacturier deux-mille livres par chaque métier battant, outre des gratifications considérables. on compta dans l'année 1669, quarante-quatre-mille-deux-cent métiers en laine dans le roiaume. les manufactures de soie perfectionnées produisirent un commerce de plus de cinquante-millions de ce tems-là; & non seulement l'avantage qu'on en tirait était beaucoup au dessus de l'achat des soies nécessaires, mais la culture des meuriers mit les fabriquans en état de se passer des soies étrangéres pour la chaîne des étoffes. On commença, dès 1666, à faire [p. 117] d'aussi belles glaces qu'à venise, qui en avait toûjours fourni toute l'europe; & bientôt on en fit, dont la grandeur & la beauté n'ont pu jamais être imitées ailleurs. les tapis de turquie & de perse furent surpassés à la savonnerie. les tapisseries de flandre cédérent à celle des gobelins. ce vaste enclos des gobelins était rempli alors de plus de huit-cent ouvriers; il y en avait trois-cent qu'on y logeait. les meilleurs peintres dirigeaient l'ouvrage, ou sur leurs propres desseins, ou sur ceux des anciens maîtres d'italie. outre les tapisseries, on y fabriqua des ouvrages de rapport, espéce de mosaïque admirable; & l'art de la marquéterie fut poussé à sa perfection. Outre cette belle manufacture des tapisseries aux gobelins, on en établit une autre à beauvais. le premier manufacturier eut six-cent ouvriers dans cette ville; & le roi lui fit présent de soixante-mille livres. Seize-cent filles furent occupées aux ouvrages de dentelles: on fit venir trente principales ouvriéres de venise & deux-cent de flandre; & on leur donna trente six mille livres pour les encourager. Les fabriques des draps de sédan, celles des tapisseries d'aubusson, dégénérées & tombées, furent rétablies. [p. 118] On sait que le ministére acheta en angleterre le secret de cette machine ingénieuse, avec laquelle on fait les bas dix fois plus promtement qu'à l'aiguille. le fèr-blanc, l'acier, la belle faïence, les cuirs maroquinés qu'on avait toûjours fait venir de loin, furent travaillés en france. mais des calvinistes, qui avaient le secret du fèr-blanc & de l'acier, emportérent en 1686 ce secret avec eux; & firent partager cet avantage à des nations étrangéres. Le roi achetait tous les ans pour environ quatre-cent-mille livres de tous les ouvrages de goût, qu'on fabriquait dans son roiaume; & il en faisait des présens. Il s'en fallait beaucoup, que la ville de paris fût ce qu'elle est aujourd'hui. il n'y avait ni clarté, ni sûreté, ni propreté. il falut pourvoir à ce nétoiement continuel des ruës, à cette illumination que cinq-mille fanaux forment toutes les nuits; paver la ville tout entiére; y construire deux nouveaux ports; rétablir les anciens; faire veillèr une garde continuelle à pied & à cheval, pour la sûreté des citoiens. le roi se chargea de tout, en affectant des fonds à ces dépenses nécessaires. il créa en 1667 un magistrat, uniquement pour veillèr à la police. la [p. 119] pluspart des grandes villes de l'europe ont à peine imité ces éxemples long-tems après; mais aucune ne les a égalés. il n'y a point de ville pavée comme paris; & rome même n'est pas éclairée. Tout commençait à tendre tellement à la perfection, que le second lieutenant de police, qu'eut paris, acquit dans cette place une réputation, qui le mit au rang de ceux qui ont fait honneur à ce siécle; aussi était-ce un homme capable de tout. il fut depuis dans le ministére; & il eût été bon général d'armée. la place de lieutenant de police était au dessous de sa naissance & de son mérite; & cependant cette place lui fit un bien plus grand nom, que le ministére géné & passager, qu'il obtint sur la fin de sa vie. On doit observèr ici, que monsieur d'argenson ne fut pas le seul, à beaucoup près, de l'ancienne chevalerie, qui eût éxercé la magistrature. la france est presque l'unique païs de l'europe, où l'ancienne noblesse ait pris souvent le parti de la robe. presque tous les autres états, par un reste de barbarie gothique, ignorent encor qu'il y ait de la grandeur dans cette profession. Le roi ne cessa de bâtir au louvre, à saint-germain, à versailles, depuis 1661. [p. 120] les particuliers, à son éxemple, élevérent dans paris mille édifices superbes & commodes. le nombre s'en est accru tellement, que depuis les environs du palais roial & ceux de saint-sulpice, il se forma dans paris deux villes nouvelles, fort supérieures à l'ancienne. ce fut en ce tems-là, qu'on inventa la commodité magnifique de ces carosses ornés de glaces & suspendus par des ressorts; de sorte qu'un citoien de paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe, que les premiers triomphateurs romains n'allaient autrefois au capitole. cet usage, qui a commencé dans paris, fut bientôt reçu dans toute l'europe; & devenu commun, il n'est plus un luxe. Louis XIV avait du goût pour l'architecture, pour les jardins, pour la sculpture; & ce goût était en tout dans le grand & dans le noble. dès que le contrôleur-général colbert eût en 1664, la direction des bâtimens, qui est proprement le ministére des arts, il s'appliqua à seconder les projets de son maître. il falut d'abord travaillèr à achever le louvre. françois mansard, l'un des plus grands architectes qu'ait eû la france, fut choisi pour construire les vastes édifices qu'on projettait. il ne voulut pas s'en charger, sans avoir la liberté de refaire ce qui lui [p. 121] paraîtrait défectueux dans l'éxécution. cette défiance de lui-même, qui eût entraîné trop de dépenses, le fit exclure. on appela de rome le cavalier bernini, dont le nom était célébre par la colonnade qui entoure le parvis de saint-pierre, par la statuë équestre de constantin, par la fontaine navonne. des équipages lui furent fournis pour son voiage. il fut conduit à paris, en homme qui venait honorer la france. il reçut, outre cinq louis par jour pendant huit mois qu'il y resta, un présent de cinquante-mille écus, avec une pension de deux-mille écus, & une de cinq-cent pour son fils. cette générosité de louis XIV envers le bernin, fut encor plus grande que la magnificence de françois premier pour raphaël. le bernin par reconnaissance fit depuis à rome la statuë équestre du roi, qu'on voit à versailles. mais quand il arriva à paris avec tant d'appareil, comme le seul homme digne de travailler pour louis XIV, il fut bien surpris de voir le dessein de la façade du louvre, du côté de saint-germain-l'auxerrois, qui devint bientôt après dans l'éxécution un des plus augustes monumens d'architecture qui soient au monde. claude perrault avait donné ce dessein, éxécuté par louis le vau & d'orbay. il inventa les machines, avec lesquelles [p. 122] on transporta des pierres de cinquante-deux pieds de long, qui forment le frontispice de ce majestueux édifice. on va chercher quelquefois bien loin ce qu'on a chez soi. aucun palais de rome n'a une entrée comparable à celle du louvre, dont on est redevable à ce perrault, que boileau osa vouloir rendre ridicule. ces vignes si renommées ne sont pas, de l'aveu des voiageurs, supérieures au seul château de maisons, qu'avait bâti françois mansard à si peu de frais. bernini fut magnifiquement récompensé & ne mérita pas ces récompenses: il donna seulement des desseins, qui ne furent pas éxécutés. Le roi, en faisant bâtir ce louvre dont l'achévement est tant désiré, en faisant une ville à versailles près de ce château qui a coûté tant de millions, en bâtissant trianon, marli, & en faisant embellir tant d'autres édifices, fit élever l'observatoire, commencé en 1666 dès le tems qu'il établit l'académie des sciences. mais le monument le plus glorieux par son utilité, par sa grandeur & par ses difficultés, fut ce canal de languedoc, qui joind les deux mèrs, & qui tombe dans le port de cette, construit pour recevoir ses eaux. tout ce travail fut commencé dès 1664; & on le continua sans interruption [p. 123] jusqu'en 1681. la fondation des invalides & la chapelle de ce bâtiment la plus belle de paris, l'établissement de saint-cyr le dernier de tant d'ouvrages construits par ce monarque, suffiraient seuls pour faire bénir sa mémoire. quatre-mille soldats & un grand nombre d'officiers, qui trouvent dans l'un de ces grands asiles une consolation dans leur vieillesse & des secours pour leurs blessures & pour leurs besoins; deux-cent-cinquante filles nobles, qui reçoivent dans l'autre une éducation digne d'elles, sont autant de voix qui célébrent louis XIV. l'établissement de saint-cyr sera surpassé par celui que louis XV vient de former, pour élever cinq-cens gentils-hommes; mais loin de faire oublier saint-cyr, il en fait souvenir. c'est l'art de faire du bien, qui s'est perfectionné. Louis xiv voulut en même tems faire des choses plus grandes & d'une utilité plus générale, mais d'une éxécution plus difficile; c'était de réformer les loix. il y fit travailler le chancelier séguier, les lamoignon, les talon, les bignon, & surtout le conseiller d'état pussort. il assistait quelquefois à leurs assemblées. l'année 1667 fut à la fois l'époque de ses premiéres loix & de ses premiéres conquêtes. l'ordonnance civile parut d'abord; [p. 124] ensuite le code des eaux & forêts; puis des statuts pour toutes les manufactures; l'ordonnance criminelle; le code du commerce; celui de la marine: tout cela se suivit presque d'année en année. il y eut même une jurisprudence nouvelle, établie en faveur des nègres de nos colonies; espéce d'hommes, qui n'avait pas encor joui des droits de l'humanité. Une connaissance approfondie de la jurisprudence n'est pas le partage d'un souverain. mais le roi était instruit des loix principales; il en possédait l'esprit, & savait ou les soûtenir ou les mitigèr à propos. il jugeait souvent les causes de ses sujets, non seulement dans le conseil des secretaires d'état, mais dans celui qu'on appelle le conseil des parties. il y a de lui deux jugemens célébres, dans lesquels sa voix décida contre lui-même. Dans le premier en 1680, il s'agissait d'un procès entre lui & des particuliers de paris qui avaient bâti sur son fonds. il voulut que les maisons leur demeurassent, avec le fonds qui lui appartenait & qu'il leur céda. L'autre regardait un persan nommé roupli, dont les marchandises avaient été saisies par les commis de ses fermes en 1687. il opina que tout lui fût rendu & y ajoûta un présent de trois-mille écus. [p. 125] roupli porta dans sa patrie son admiration & sa reconnaissance. lorsque nous avons vu depuis à paris l'ambassadeur persan mehemet rizabeg, nous l'avons trouvé instruit dès long-tems de ce fait par la renommée. L'abolition des duëls fut un des plus grands services rendus à la patrie. ces combats avaient été autorisés autrefois par les rois, par les parlemens même & par l'église; & quoiqu'ils fussent défendus depuis henri quatre, cette funeste coûtume subsistait plus que jamais. le fameux combat des la frette, de quatre contre quatre en 1663, fut ce qui détermina louis XIV à ne plus pardonner. son heureuse sévérité corrigea peu à peu notre nation, & même les nations voisines, qui se conformérent à nos sages coûtumes, après avoir pris nos mauvaises. il y a dans l'europe cent fois moins de duëls aujourd'hui, que du tems de louis XIII. Législateur de ses peuples, il le fut de ses armées. il est étrange qu'avant lui on ne connût point les habits uniformes dans les troupes. ce fut lui, qui la premiére année de son administration ordonna, que chaque régiment fût distingué par la couleur des habits ou par différentes marques; réglement adopté bientôt par toutes les nations. ce fut lui, [p. 126] qui institua les brigadiers, & qui mit les corps dont la maison du roi est formée, sur le pied où ils sont aujourd'hui. il fit une compagnie de mousquetaires des gardes du cardinal mazarin, & fixa à cinq-cent hommes le nombre des deux compagnies, ausquelles il donna l'habit qu'elles portent encore. Sous lui plus de connétable, & après la mort du duc d'épernon, plus de colonel-général de l'infanterie; ils étaient trop maîtres: il voulait l'être, & le devait. le maréchal de grammont, simple mestre-de-camp des gardes-françaises sous le duc d'epernon[sic] & prenant l'ordre de ce colonel-général, ne le prit plus que du roi, & fut le premier qui eut le nom de colonel des gardes. il instalait lui-même ces colonels à la tête du régiment, en leur donnant de sa main un hausse-col doré avec une pique, & ensuite un esponton quand l'usage des piques fut aboli. il institua les grenadiers, d'abord au nombre de quatre par compagnie dans le régiment du roi qui est de sa création; ensuite il forma une compagnie de grenadiers dans chaque régiment d'infanterie; il en donna deux aux gardes-françaises, qui maintenant en ont trois. il augmenta beaucoup le corps des dragons, & leur donna un colonel-général. il ne faut pas oublier l'établissement [p. 127] des haras en 1667. ils étaient absolument abandonnés auparavant; & ils furent d'une grande ressource, pour remonter la cavalerie. L'usage de la baionnette au bout du fusil, est de son institution. avant lui on s'en servait quelquefois; mais il n'y avait que quelques compagnies, qui combattissent avec cette arme. point d'usage uniforme, point d'éxercice: tout était abandonné à la volonté du général. les piques passaient pour l'arme la plus redoutable. le premier régiment, qui eut des baionnettes & qu'on forma à cet éxercice, fut celui des fusiliers, établi en 1671. La maniére dont l'artillerie est servie aujourd'hui, lui est duë tout entiére. il en fonda des écoles à douai, puis à metz & à strasbourg; & le régiment d'artillerie s'est vu enfin rempli d'officiers, presque tous capables de bien conduire un siége. tous les magazins du roiaume étaient pourvus, & on y distribuait tous les ans huit-cent milliers de poudre. il forma un régiment de bombardiers & un de housards: avant lui on ne connaissait les housards que chez les ennemis. Il établit en 1688 trente régimens de milice, fournis & équipés par les communautés. ces milices s'éxerçaient à la [p. 128] guerre, sans abandonner la culture des campagnes. Des compagnies de cadets furent entretenuës dans la pluspart des places frontiéres: ils y apprenaient les mathématiques, le dessein & tous les éxercices, & faisaient les fonctions de soldats. cette institution dura dix années. on se lassa enfin de cette jeunesse, trop difficile à discipliner. mais le corps des ingénieurs, que le roi forma & auquel il donna les réglemens qu'il suit encore, est un établissement à jamais durable. sous lui l'art de fortifier les places fut porté à la perfection, par le maréchal de vauban & ses éléves, qui surpassérent le comte de pagan. il construisit ou répara cent-cinquante places de guerre. Pour soûtenir la discipline militaire, il créa des inspecteurs-généraux, ensuite des directeurs, qui rendirent compte de l'état des troupes; & on voiait par leur rapport, si les commissaires des guerres avaient fait leur devoir. Il institua l'ordre de saint-louis, récompense honorable, plus briguée souvent que la fortune. l'hôtel des invalides mit le comble aux soins qu'il prit, pour mériter d'être bien servi. C'est par de tels soins, que dès l'an 1672 il eut cent-quatre-vingt-mille hommes [p. 129] de troupes réglées, & qu'augmentant ses forces à mesure que le nombre & la puissance de ses ennemis augmentaient, il eut enfin jusqu'à quatre-cent-cinquante-mille hommes en armes, en comptant les troupes de la marine. Avant lui on n'avait point vu de si fortes armées. ses ennemis lui en opposérent à peine d'aussi considérables: mais il falait qu'ils fussent réunis. il montra ce que la france seule pouvait; & il eut toûjours, ou de grands succès, ou de grandes ressources. Cette même attention qu'il eut à former des armées de terre nombreuses & bien disciplinées, même avant d'être en guerre, il l'eut à se donner l'empire de la mèr. d'abord le peu de vaisseaux que le cardinal mazarin avait laissé pourrir dans les ports, sont réparés. on en fait achetèr en hollande, en suéde; & dès la troisiéme année de son gouvernement, il envoie ses forces maritimes s'essaièr à gigeri sur la côte d'afrique. le duc de beaufort purge les mèrs de pirates dès l'an 1665; & deux ans après, la france a dans ses ports soixante vaisseaux de guerre. ce n'est là qu'un commencement, mais tandis qu'on fait de nouveaux réglemens & de nouveaux efforts, il sent déja toute sa force. il ne veut pas consentir [p. 130] que ses vaisseaux baissent leur pavillon devant celui d'angleterre. envain le conseil du roi charles second insiste sur ce droit, que la force, l'industrie & le tems avaient donné aux anglais. lous XIV écrit au comte d'estrade son ambassadeur: «le roi d'angleterre & son chancelier peuvent voir quelles sont mes forces; mais ils ne voient pas mon cœur. tout ne m'est rien à l'égard de l'honneur.» Il ne disait que ce qu'il était résolu de soûtenir; & en effet l'usurpation des anglais céda au droit naturel & à la fermeté de louis XIV. tout fut égal entre les deux nations sur la mèr. mais tandis qu'il veut l'égalité avec l'angleterre, il soûtient sa supériorité avec l'espagne. il fait baisser le pavillon aux amiraux espagnols devant le sien en vertu de cette préséance solennelle accordée en 1662. Cependant on travaille de tous côtés à l'établissement d'une marine, capable de justifier ces sentimens de hauteur. on bâtit la ville & le port de rochefort à l'embouchure de la charente. on enrôle, on enclasse des matelots, qui doivent servir, tantôt sur les vaisseaux marchands, tantôt sur les flotes roiales. il s'en trouve bientôt soixante-mille d'enclassés. Des conseils de construction sont établis [p. 131] dans les ports, pour donnèr aux vaisseaux la forme la plus avantageuse. cinq arsenaux de marine sont bâtis à brest, à rochefort, à toulon, à dunkerque, au havre de grace. dans l'année 1672, on a soixante vaisseaux de ligne & quarante frégates. dans l'année 1681, il se trouve cent-quatre-vingt-dix-huit vaisseaux de guerre, en comptant les alléges; & trente galéres sont dans le port de toulon, ou armées, ou prêtes à l'être. onze-mille hommes de troupes réglées servent sur les vaisseaux: les galéres en ont trois-mille. il y a cent-soixante & six-mille hommes d'enclassés, pour tous les services divers de la marine. on compta les années suivantes dans ce service, mille gentils-hommes, ou enfans de famille, faisant la fonction de soldats sur les vaisseaux & apprenant dans les ports tout ce qui prépare à l'art de la navigation & à la manœuvre: ce sont les gardes marines: ils étaient sur mèr ce que les cadets étaient sur terre. on les avait institués en 1672, mais en petit nombre. ce corps a été l'école, d'où sont sortis les meilleurs officiers de vaisseaux. Il n'y avait point eû encor de maréchaux de france dans le corps de la marine; & c'est une preuve, combien cette partie essentielle des forces de la france [p. 132] avait été négligée. jean d'étrée fut le premier maréchal en 1681. il paraît, qu'une des grandes attentions de louis XIV était d'animer dans tous les genres cette émulation sans laquelle tout languit. Dans toutes les batailles navales, que les flotes françaises livrérent, l'avantage leur demeura toûjours, jusqu'à la journée de la hogue en 1692; lorsque le comte de tourville, suivant les ordres de la cour, attaqua, avec quarante-quatre voiles, une flote de quatre-vingt-dix vaisseaux anglais & hollandais: il falut cédèr au nombre: on perdit quatorze vaisseaux du premier rang, qui échouérent & qu'on brûla pour ne les pas laissèr au pouvoir des ennemis. malgré cet échec, les forces maritimes se soûtinrent; mais elles déclinérent toûjours dans la guerre de la succession. elles n'ont commencé à se bien rétablir qu'en 1751, dans le tems d'une heureuse paix, seul tems propre à établir une bonne marine, qu'on n'a ni le loisir ni le pouvoir d'établir pendant la guerre. Ces forces navales servaient à protéger le commerce. les colonies de la martinique, de saint domingue, du canada, auparavant languissantes, fleurirent; non pas au point où on les voit prospérèr aujourd'hui, mais avec un avantage qu'on [p. 133] n'avait point espéré jusqu'alors; car depuis 1635 jusqu'à 1665, ces établissemens avaient été à charge. En 1664 le roi envoie une colonie à la caienne; bientôt après une autre à madagascar. il tente toutes les voies de réparer le tort & le malheur, qu'avait eû si long-tems la france, de négliger la mèr, tandis que ses voisins s'étaient formé des empires aux extrémités du monde. On voit par ce seul coup d'œil, quels changemens louis XIV fit dans l'état; changemens utiles, puisqu'ils subsistent. ses ministres le secondérent à l'envi. on leur doit sans doute tout le détail, toute l'éxécution; mais on lui doit l'arrangement général. il est certain, que les magistrats n'eussent pas réformé les loix; que l'ordre n'eût pas été remis dans les finances, la discipline introduite dans les armées, la police générale dans le roiaume; qu'on n'eût point eû de flotes; que les arts n'eussent point été encouragés, & tout cela de concert, & en même tems, & avec persévérance, & sous différens ministres, s'il ne se fût trouvé un maître, qui eût en général toutes ces grandes vuës, avec une volonté ferme de les remplir. Il ne sépara point sa propre gloire de l'avantage de la france, & il [ne] regarda [p. 134] pas le roiaume du même œil dont un seigneur regarde sa terre, de laquelle il tire tout ce qu'il peut, pour ne vivre que dans les plaisirs. tout roi qui aime la gloire, aime le bien public. il n'avait plus ni colbert ni louvois, lorsque vers l'an 1698 il ordonna, pour l'instruction du duc de bourgogne, que chaque intendant fît une description détaillée de sa province. par là on pouvait avoir une notice éxacte du roiaume, & un dénombrement juste des peuples. l'ouvrage fut utile, quoique tous les intendans n'eussent pas la capacité & l'attention de monsieur de lamoignon de bâville. si on avait rempli les vuës du roi sur chaque province, comme elles le furent par ce magistrat dans le dénombrement du languedoc, ce recueil de mémoires eût été un des plus beaux monumens du siécle. il y en a quelques-uns de bien faits; mais on manqua le plan en n'assujettissant pas tous les intendans au même ordre. il eût été à désirer, que chacun eût donné par colonnes un état du nombre des habitans de chaque élection, des nobles, des citoiens, des laboureurs, des artisans, des manœuvres, des bestiaux de toute espéce, des bonnes, des médiocres & des mauvaises terres, de tout le clergé régulier & séculier, de leurs revenus, [p. 135] de ceux des villes, de ceux des communautés. Tous ces objets sont confondus dans la pluspart des mémoires qu'on a donnés: les matiéres y sont peu approfondies & peu éxactes: il faut y chercher souvent avec peine les connaissances dont on a besoin, & qu'un ministre doit trouver sous sa main & embrasser d'un coup d'œil, pour découvrir aisément les forces, les besoins, & les ressources. le projet était excellent; & une éxécution uniforme serait de la plus grande utilité. Voilà en général ce que louis XIV fit & essaïa, pour rendre sa nation plus florissante. il me semble, qu'on ne peut guères voir tous ces travaux & tous ces efforts, sans quelque reconnaissance & sans être animé de l'amour du bien public, qui les inspira. qu'on se représente ce qu'était le roiaume du tems de la fronde, & ce qu'il est de nos jours. louis XIV fit plus de bien à sa nation, que vingt de ses prédécesseurs ensemble; & il s'en faut beaucoup, qu'il fît ce qu'il aurait pû. la guerre, qui finit par la paix de riswick, commença la ruine de ce grand commerce, que son ministre colbert avait établi; & la guerre de la succession l'acheva. S'il avait emploié à embellir paris, à [p. 136] finir le louvre, les sommes immenses que coûtérent les aquéducs & les travaux de maintenon, pour conduire des eaux à versailles; travaux interrompus & devenus inutiles; s'il avait dépensé à paris la cinquiéme partie de ce qu'il en a coûté, pour forcer la nature à versailles; paris serait dans toute son étenduë aussi beau qu'il l'est du côté des tuileries & du pont-roial, & serait devenu la plus magnifique ville de l'univers. C'est beaucoup, d'avoir réformé les loix: mais la chicane n'a pû être écrasée par la justice. on pensa à rendre la jurisprudence uniforme; elle l'est dans les affaires criminelles, dans celles du commerce, dans la procédure: elle pourrait l'être dans les loix qui réglent les fortunes des citoiens. c'est un très grand inconvénient, qu'un même tribunal ait à prononcer sur plus de cent coûtumes différentes. des droits de terres, ou équivoques ou onéreux ou qui génent la société, subsistent encore, comme des restes du gouvernement féodal, qui ne subsiste plus. ce sont des décombres d'un bâtiment gotique ruiné. l'uniformité en tout genre d'administration est une vertu; mais les difficultés de ce grand ouvrage ont effraïé. Louis XIV aurait pu se passer plus aisément [p. 137] de la ressource dangereuse des traitans, où le réduisit l'anticipation qu'il fit presque toûjours sur ses revenus, comme on le verra dans le chapitre des finances. S'il n'eût pas cru, qu'il suffisait de sa volonté pour faire changer de religion un million d'hommes, la france n'eût pas perdu tant de citoiens.18 ce païs cependant, malgré ses secousses & ses pertes, est aujourd'hui le païs le plus florissant de la terre, parce que tout le bien qu'a fait louis XIV subsiste, & que le mal qu'il était difficile de ne pas faire dans des tems orageux, a été réparé. enfin la postérité, qui juge les rois & dont ils doivent avoir toûjours le jugement devant les yeux, avouera en pesant les vertus & les faiblesses de ce monarque, que quoiqu'il eût été trop loué pendant sa vie, il mérita de l'être à jamais; & qu'il fut digne de la statuë qu'on lui a érigée à montpellier, avec une inscription latine, dont le sens est: à louis le grand après sa mort. Tous les changemens, qu'on vient de voir dans le gouvernement & dans tous les ordres de l'état, en produisirent nécessairement un très grand dans les [p. 138] mœurs. l'esprit de faction, de fureur & de rébellion, qui possédait les citoiens depuis le tems de françois second, devint une émulation de servir le prince. les seigneurs des grandes terres n'étant plus cantonnés chez eux; les gouverneurs des provinces n'aiant plus de postes importans à donner; chacun songea à ne mériter de graces, que celles du souverain; & l'état devint un tout régulier, dont chaque ligne aboutit au centre. C'est là ce qui délivra la cour des factions & des conspirations, qui avaient toûjours troublé l'état pendant tant d'années. il n'y eut sous l'administration de louis XIV qu'une seule conjuration en 1674, imaginée par la truaumont, gentil-homme normand perdu de débauches & de dettes, & embrassée par un homme de la maison de rohan, réduit par la même conduite à la même indigence. il n'entra dans ce complot qu'un chevalier de préaux, neveu de la truaumont, qui séduit par son oncle, séduisit sa maîtresse madame de villiers. leur but & leur espérance n'étaient pas & ne pouvaient être de se faire un parti dans le roiaume. ils prétendaient seulement vendre & livrer quillebeuf aux hollandais, & introduire les ennemis en normandie. [p. 139] ce fut plustôt une lâche trahison mal ourdie, qu'une conspiration. le supplice de tous les coupables fut le seul événement, que produisit ce crime insensé & inutile, dont à peine on se souvient aujourd'hui. S'il y eut quelques séditions dans les provinces, ce ne furent que de faibles émeutes populaires aisément réprimées. les huguenots même furent toûjours tranquiles, jusqu'au tems où l'on démolit leurs temples. enfin le roi parvint à faire, d'une nation jusques-là turbulente, un peuple paisible, qui ne fut dangereux qu'aux ennemis, après l'avoir été à lui-même pendant plus de cent années. les mœurs s'adoucirent, sans faire tort au courage. Les maisons, que tous les seigneurs bâtirent ou achetérent dans paris, & leurs femmes qui y vécurent avec dignité, formérent des écoles de politesse, qui retirérent peu-à-peu les jeunes gens de cette vie de cabaret, qui fut encor long-tems à la mode, & qui n'inspirait qu'une débauche hardie. les mœurs tiennent à si peu de chose, que la coûtume d'allèr à cheval dans paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessérent quand cet usage fut aboli. la [p. 140] décence, dont on fut redevable principalement aux femmes qui rassemblérent la société chez elles, rendit les esprits plus agréables; & la lecture les rendit à la longue plus solides. les trahisons & les grands crimes, qui ne déshonorent point les hommes dans les tems de faction & de trouble, ne furent presque plus connus. les horreurs des brinvilliers & des voisins ne furent que des orages passagers, sous un ciel d'ailleurs serein; & il serait aussi déraisonnable de condannèr une nation sur les crimes éclatans de quelques particuliers, que de la canoniser sur la réforme de la trappe. Tous les différens états de la vie étaient auparavant reconnaissables, par des défauts qui les caractérisaient. les militaires & les jeunes gens qui se destinaient à la profession des armes, avaient une vivacité emportée; les gens de justice une gravité rebutante, à quoi ne contribuait pas peu l'usage d'aller toûjours en robe, même à la cour. il en était de même des universités & des médecins. les marchands portaient encor de petites robes, lorsqu'ils s'assemblaient & qu'ils allaient chez les ministres; & les plus grands commerçans étaient alors des hommes [p. 141] grossiers. mais les maisons, les spectacles, les promenades publiques, où l'on commençait à se rassembler pour goûtèr une vie plus douce, rendirent peu-à-peu l'extérieur de tous les citoiens presque semblable. on s'apperçoit aujourd'hui jusques dans le fond d'une boutique, que la politesse a gagné toutes les conditions. les provinces se sont ressenties avec le tems de tous ces changemens. On est parvenu enfin à ne plus mettre le luxe, que dans le goût & dans la commodité. la foule de pages & de domestiques de livrée a disparu, pour mettre plus d'aisance dans l'intérieur des maisons. on a laissé la vaine pompe & le faste extérieur aux nations, chez lesquelles on ne sait encor que se montrèr en public, & où l'on ignore l'art de vivre. L'extrême facilité introduite dans le commerce du monde, l'affabilité, la simplicité, la culture de l'esprit, ont fait de paris une ville, qui pour la douceur de la vie l'emporte probablement de beaucoup sur rome & sur athénes, dans le tems de leur splendeur. On s'est plaint de ne plus voir à la cour autant de hauteur dans les esprits, [p. 142] qu'autrefois. il n'y a plus en effet de petits tyrans, comme du tems de la fronde & sous louis XIII & dans les siécles précédens. mais la véritable grandeur s'est retrouvée dans cette foule de noblesse, si longtems avilie à servir auparavant des sujets trop puissans. on voit des gentils-hommes, des citoiens, qui se seraient crus honorés autrefois d'être domestiques de ces seigneurs, devenus leurs égaux & très souvent leurs supérieurs dans le service militaire; & plus le service en tout genre prévaut sur les titres, plus un état est florissant. On a comparé le siécle de louis XIV à celui d'auguste. ce n'est pas que la puissance & les événemens personnels soient comparables. rome & auguste étaient dix fois plus considérables dans le monde, que louis XIV & paris. mais il faut se souvenir, qu'athénes a été égale à l'empire romain, dans toutes les choses qui ne tirent pas leur prix de la force & de la puissance. il faut encor songer, que s'il n'y a rien aujourd'hui dans le monde tel que l'ancienne rome & qu'auguste, cependant toute l'europe ensemble est très supérieure à tout l'empire romain. il n'y avait du tems d'auguste qu'une seule nation, & il y en a aujourd'hui plusieurs, [p. 143] policées, guerriéres, éclairées, qui possédent des arts que les grecs & les romains ignorérent; & de ces nations il n'y en a aucune, qui ait eû plus d'éclat en tout genre depuis environ un siécle, que la nation formée en quelque sorte par louis XIV. [p. 109] CHAPITRE VINGT-SEPTIÉME. Gouvernement intérieur: commerce: police: loix: discipline militaire: marine, &c. On doit cette justice aux hommes publics qui ont fait du bien à leur siécle, de regarder le point dont ils sont partis, pour mieux voir les changemens qu'ils ont faits dans leur patrie. la postérité leur doit une éternelle reconnaissance des éxemples qu'ils ont donnés, lors même qu'ils sont surpassés. cette juste gloire est leur unique récompense. il est certain que l'amour de cette gloire anima louis XIV, [p. 110] lorsque, commençant à gouverner par lui-même, il voulut réformer son roiaume, embellir sa cour, & perfectionner les arts. Non seulement il s'imposa la loi de travailler réguliérement avec chacun de ses ministres; mais tout homme connu pouvait obtenir de lui une audiance particuliére, & tout citoien avait la liberté de lui présenter des requêtes & des projets. les placets étaient reçus d'abord par un maître des requêtes, qui les rendait apostillés: ils furent dans la suite renvoiés aux bureaux des ministres. les projets étaient éxaminés dans le conseil, quand ils méritaient de l'être; & leurs auteurs furent admis plus d'une fois à discuter leurs propositions avec les ministres, en présence du maître. ainsi on vit entre le trône & la nation une correspondance qui subsista, malgré le pouvoir absolu. Louis XIV se forma & s'accoûtuma lui-même au travail; & ce travail était d'autant plus pénible, qu'il était nouveau pour lui, & que la séduction des plaisirs pouvait aisément le distraire. il écrivit les premiéres dépêches à ses ambassadeurs. les lettres les plus importantes furent souvent depuis minutées de sa main; & il n'y en eut aucune écrite en son nom, qu'il ne se fit lire. [p. 111] A peine colbert, après la chûte de fouquet, eut-il rétabli l'ordre dans les finances, que le roi remit aux peuples tout ce qui était dû d'impôts, depuis 1647 jusqu'en 1656, & surtout trois millions de tailles. on abolit pour cinq-cent-mille écus par an de droits onéreux. ainsi l'abbé de choisi paraît, ou bien mal instruit, ou bien injuste, quand il dit qu'on ne diminua point la recette. il est certain, qu'elle fut diminuée par ces remises & augmentée par le bon ordre. Les soins du premier président de belliévre, aidés des libéralités de la duchesse d'aiguillon & de plusieurs citoiens, avaient établi l'hôpital-général. le roi l'augmenta, & en fit élever dans toutes les villes principales du roiaume. Les grands chemins, jusqu'alors impraticables, ne furent plus négligés; & peu-à-peu ils devinrent ce qu'ils sont aujourd'hui sous louis XV, l'admiration des étrangers. de quelque côté qu'on sorte de paris, on voiage à présent environ quarante lieuës, à quelques endroits près, dans des allées fermes, bordées d'arbres. les chemins construits par les anciens romains étaient plus durables, mais non pas plus spacieux & plus beaux. Le génie de colbert se tourna principalement vers le commerce, qui était [p. 112] faiblement cultivé, & dont les grands principes n'étaient pas connus. les anglais, & encor plus les hollandais, faisaient par leurs vaisseaux presque tout le commerce de la france. les hollandais surtout chargeaient dans nos ports nos denrées, & les distribuaient dans l'europe. le roi commença, dès 1662, à éxempter ses sujets d'une imposition nommée le droit de fret, que païaient tous les vaisseaux étrangers; & il donna aux français toutes les facilités de transporter eux-mêmes leurs marchandises à moins de frais. alors le commerce maritime nâquit. le conseil de commerce, qui subsiste aujourd'hui, fut établi; & le roi y présidait tous les quinze jours. Les ports de dunkerque & de marseille furent déclarés francs; & bientôt cet avantage attira le commerce du levant à marseille, & celui du nord à dunkerque. On forma une compagnie des indes occidentales en 1664; & celle des grandes indes fut établie la même année. avant ce tems, il fallait que le luxe de la france fût tributaire de l'industrie hollandaise. les partisans de l'ancienne œconomie, timide, ignorante & resserrée, déclamérent envain contre un commerce, dans lequel on échange sans cesse de l'argent [p. 113] qui ne périrait pas, contre des effets qui se consomment. ils ne faisaient pas réfléxion, que ces marchandises de l'inde devenuës nécessaires auraient été païées plus chérement à l'étranger. il est vrai, qu'on porte aux indes orientales, plus d'espéces qu'on n'en retire & que par-là l'europe s'appauvrit. mais ces espéces viennent du pérou & du méxique; elles sont le prix de nos denrées portées à cadix; & il reste plus de cet argent en france, que les indes orientales n'en absorbent. Le roi donna plus de six millions de notre monnoie d'aujourd'hui à la compagnie. il invita les personnes riches à s'y intéresser. les reines, les princes & toute la cour fournirent deux-millions numéraires de ce tems-là. les cours supérieures donnérent douze-cent-mille livres, les financiers deux-millions, le corps des marchands six-cent-cinquante-mille livres. toute la nation secondait son maître. Cette compagnie a toûjours subsisté. car encor que les hollandais eussent pris pontichéri en 1694, & que le commerce des indes languît depuis ce tems, il a repris de nos jours une force nouvelle. pontichéri est devenuë la rivale de batavia; & cette compagnie des indes, fondée [p. 114] avec des peines extrêmes par le grand colbert, reproduite de nos jours par des secousses singuliéres, est devenuë une des plus grandes ressources du roiaume. le roi forma encor une compagnie du nord en 1669: il y mit des fonds comme dans celle des indes. il parut bien alors que le commerce ne déroge pas, puisque les plus grandes maisons s'intéressaient à ces établissemens, à l'éxemple du monarque. La compagnie des indes occidentales ne fut pas moins encouragée que les autres: le roi fournit le dixiéme de tous les fonds. Il donna trente francs par tonneau d'exportation, & quarante d'importation. tous ceux qui firent construire des vaisseaux dans les ports du roiaume, reçurent cinq livres pour chaque tonneau que leur navire pouvait contenir. On ne peut encor trop s'étonner, que l'abbé de choisi ait censuré ces établissemens, dans ses mémoires, qu'il faut lire avec défiance. nous sentons aujourd'hui tout ce que le ministre colbert fit pour le bien du roiaume; mais alors on ne le sentait pas: il travaillait pour des ingrats. on lui sut à paris beaucoup plus mauvais gré de la suppression de quelques rentes sur l'hôtel-de-ville acquises à vil prix depuis 1656, & du décri où [p. 115] tombérent les billets de l'épargne prodigués sous le précédent ministére, qu'on ne fut sensible au bien général qu'il faisait. il y avait plus de bourgeois que de citoiens. peu de personnes portaient leurs vuës sur l'avantage public. on sait combien l'intérêt particulier fascine les yeux, rétrécit l'esprit & l'intérêt non seulement d'un commerçant, mais d'une compagnie, mais d'une ville. la réponse grossiére d'un marchand nommé hazon (qui consulté par ce ministre, lui dit: vous avez trouvé la voiture renversée d'un côté, & vous l'avez renversée de l'autre.) était encor citée avec complaisance dans ma jeunesse; & cette anecdote se retrouve ans le moréri. il a falu, que l'esprit philosophique introduit fort tard en france, ait réformé les préjugés du peuple, pour qu'on rendît enfin une justice entiére à la mémoire de ce grand homme. il avait la même éxactitude que le duc de sulli, & des vuës beaucoup plus étenduës. l'un ne savait que ménager; l'autre savait faire de grands établissemens. Presque tout fut, ou réparé, ou créé de son tems. la réduction de l'intérêt au denier vingt, des emprunts du roi & des particuliers, fut la preuve sensible en 1665, d'une abondante circulation. il voulait enrichir la france & la peupler. [p. 116] les mariages dans les campagnes furent encouragés, par une éxemption de tailles pendant cinq années, pour ceux qui s'établiraient à l'âge de vingt ans; & tout pére de famille qui avait dix enfans, était éxemt pour toute sa vie, parce qu'il donnait plus à l'état par le travail de ses enfans, qu'il n'eût pu donnèr en paiant la taille. ce réglement aurait dû être à jamais sans atteinte. Depuis l'an 1663 chaque année de ce ministére, jusqu'en 1672, fut marquée par l'établissement de quelque manufacture. les draps fins, qu'on tirait auparavant d'angleterre, de hollande, furent fabriqués dans abbeville. le roi avançait au manufacturier deux-mille livres par chaque métier battant, outre des gratifications considérables. on compta dans l'année 1669, quarante-quatre-mille-deux-cent métiers en laine dans le roiaume. les manufactures de soie perfectionnées produisirent un commerce de plus de cinquante-millions de ce tems-là; & non seulement l'avantage qu'on en tirait était beaucoup au dessus de l'achat des soies nécessaires, mais la culture des meuriers mit les fabriquans en état de se passer des soies étrangéres pour la chaîne des étoffes. On commença, dès 1666, à faire [p. 117] d'aussi belles glaces qu'à venise, qui en avait toûjours fourni toute l'europe; & bientôt on en fit, dont la grandeur & la beauté n'ont pu jamais être imitées ailleurs. les tapis de turquie & de perse furent surpassés à la savonnerie. les tapisseries de flandre cédérent à celle des gobelins. ce vaste enclos des gobelins était rempli alors de plus de huit-cent ouvriers; il y en avait trois-cent qu'on y logeait. les meilleurs peintres dirigeaient l'ouvrage, ou sur leurs propres desseins, ou sur ceux des anciens maîtres d'italie. outre les tapisseries, on y fabriqua des ouvrages de rapport, espéce de mosaïque admirable; & l'art de la marquéterie fut poussé à sa perfection. Outre cette belle manufacture des tapisseries aux gobelins, on en établit une autre à beauvais. le premier manufacturier eut six-cent ouvriers dans cette ville; & le roi lui fit présent de soixante-mille livres. Seize-cent filles furent occupées aux ouvrages de dentelles: on fit venir trente principales ouvriéres de venise & deux-cent de flandre; & on leur donna trente six mille livres pour les encourager. Les fabriques des draps de sédan, celles des tapisseries d'aubusson, dégénérées & tombées, furent rétablies. [p. 118] On sait que le ministére acheta en angleterre le secret de cette machine ingénieuse, avec laquelle on fait les bas dix fois plus promtement qu'à l'aiguille. le fèr-blanc, l'acier, la belle faïence, les cuirs maroquinés qu'on avait toûjours fait venir de loin, furent travaillés en france. mais des calvinistes, qui avaient le secret du fèr-blanc & de l'acier, emportérent en 1686 ce secret avec eux; & firent partager cet avantage à des nations étrangéres. Le roi achetait tous les ans pour environ quatre-cent-mille livres de tous les ouvrages de goût, qu'on fabriquait dans son roiaume; & il en faisait des présens. Il s'en fallait beaucoup, que la ville de paris fût ce qu'elle est aujourd'hui. il n'y avait ni clarté, ni sûreté, ni propreté. il falut pourvoir à ce nétoiement continuel des ruës, à cette illumination que cinq-mille fanaux forment toutes les nuits; paver la ville tout entiére; y construire deux nouveaux ports; rétablir les anciens; faire veillèr une garde continuelle à pied & à cheval, pour la sûreté des citoiens. le roi se chargea de tout, en affectant des fonds à ces dépenses nécessaires. il créa en 1667 un magistrat, uniquement pour veillèr à la police. la [p. 119] pluspart des grandes villes de l'europe ont à peine imité ces éxemples long-tems après; mais aucune ne les a égalés. il n'y a point de ville pavée comme paris; & rome même n'est pas éclairée. Tout commençait à tendre tellement à la perfection, que le second lieutenant de police, qu'eut paris, acquit dans cette place une réputation, qui le mit au rang de ceux qui ont fait honneur à ce siécle; aussi était-ce un homme capable de tout. il fut depuis dans le ministére; & il eût été bon général d'armée. la place de lieutenant de police était au dessous de sa naissance & de son mérite; & cependant cette place lui fit un bien plus grand nom, que le ministére géné & passager, qu'il obtint sur la fin de sa vie. On doit observèr ici, que monsieur d'argenson ne fut pas le seul, à beaucoup près, de l'ancienne chevalerie, qui eût éxercé la magistrature. la france est presque l'unique païs de l'europe, où l'ancienne noblesse ait pris souvent le parti de la robe. presque tous les autres états, par un reste de barbarie gothique, ignorent encor qu'il y ait de la grandeur dans cette profession. Le roi ne cessa de bâtir au louvre, à saint-germain, à versailles, depuis 1661. [p. 120] les particuliers, à son éxemple, élevérent dans paris mille édifices superbes & commodes. le nombre s'en est accru tellement, que depuis les environs du palais roial & ceux de saint-sulpice, il se forma dans paris deux villes nouvelles, fort supérieures à l'ancienne. ce fut en ce tems-là, qu'on inventa la commodité magnifique de ces carosses ornés de glaces & suspendus par des ressorts; de sorte qu'un citoien de paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe, que les premiers triomphateurs romains n'allaient autrefois au capitole. cet usage, qui a commencé dans paris, fut bientôt reçu dans toute l'europe; & devenu commun, il n'est plus un luxe. Louis XIV avait du goût pour l'architecture, pour les jardins, pour la sculpture; & ce goût était en tout dans le grand & dans le noble. dès que le contrôleur-général colbert eût en 1664, la direction des bâtimens, qui est proprement le ministére des arts, il s'appliqua à seconder les projets de son maître. il falut d'abord travaillèr à achever le louvre. françois mansard, l'un des plus grands architectes qu'ait eû la france, fut choisi pour construire les vastes édifices qu'on projettait. il ne voulut pas s'en charger, sans avoir la liberté de refaire ce qui lui [p. 121] paraîtrait défectueux dans l'éxécution. cette défiance de lui-même, qui eût entraîné trop de dépenses, le fit exclure. on appela de rome le cavalier bernini, dont le nom était célébre par la colonnade qui entoure le parvis de saint-pierre, par la statuë équestre de constantin, par la fontaine navonne. des équipages lui furent fournis pour son voiage. il fut conduit à paris, en homme qui venait honorer la france. il reçut, outre cinq louis par jour pendant huit mois qu'il y resta, un présent de cinquante-mille écus, avec une pension de deux-mille écus, & une de cinq-cent pour son fils. cette générosité de louis XIV envers le bernin, fut encor plus grande que la magnificence de françois premier pour raphaël. le bernin par reconnaissance fit depuis à rome la statuë équestre du roi, qu'on voit à versailles. mais quand il arriva à paris avec tant d'appareil, comme le seul homme digne de travailler pour louis XIV, il fut bien surpris de voir le dessein de la façade du louvre, du côté de saint-germain-l'auxerrois, qui devint bientôt après dans l'éxécution un des plus augustes monumens d'architecture qui soient au monde. claude perrault avait donné ce dessein, éxécuté par louis le vau & d'orbay. il inventa les machines, avec lesquelles [p. 122] on transporta des pierres de cinquante-deux pieds de long, qui forment le frontispice de ce majestueux édifice. on va chercher quelquefois bien loin ce qu'on a chez soi. aucun palais de rome n'a une entrée comparable à celle du louvre, dont on est redevable à ce perrault, que boileau osa vouloir rendre ridicule. ces vignes si renommées ne sont pas, de l'aveu des voiageurs, supérieures au seul château de maisons, qu'avait bâti françois mansard à si peu de frais. bernini fut magnifiquement récompensé & ne mérita pas ces récompenses: il donna seulement des desseins, qui ne furent pas éxécutés. Le roi, en faisant bâtir ce louvre dont l'achévement est tant désiré, en faisant une ville à versailles près de ce château qui a coûté tant de millions, en bâtissant trianon, marli, & en faisant embellir tant d'autres édifices, fit élever l'observatoire, commencé en 1666 dès le tems qu'il établit l'académie des sciences. mais le monument le plus glorieux par son utilité, par sa grandeur & par ses difficultés, fut ce canal de languedoc, qui joind les deux mèrs, & qui tombe dans le port de cette, construit pour recevoir ses eaux. tout ce travail fut commencé dès 1664; & on le continua sans interruption [p. 123] jusqu'en 1681. la fondation des invalides & la chapelle de ce bâtiment la plus belle de paris, l'établissement de saint-cyr le dernier de tant d'ouvrages construits par ce monarque, suffiraient seuls pour faire bénir sa mémoire. quatre-mille soldats & un grand nombre d'officiers, qui trouvent dans l'un de ces grands asiles une consolation dans leur vieillesse & des secours pour leurs blessures & pour leurs besoins; deux-cent-cinquante filles nobles, qui reçoivent dans l'autre une éducation digne d'elles, sont autant de voix qui célébrent louis XIV. l'établissement de saint-cyr sera surpassé par celui que louis XV vient de former, pour élever cinq-cens gentils-hommes; mais loin de faire oublier saint-cyr, il en fait souvenir. c'est l'art de faire du bien, qui s'est perfectionné. Louis xiv voulut en même tems faire des choses plus grandes & d'une utilité plus générale, mais d'une éxécution plus difficile; c'était de réformer les loix. il y fit travailler le chancelier séguier, les lamoignon, les talon, les bignon, & surtout le conseiller d'état pussort. il assistait quelquefois à leurs assemblées. l'année 1667 fut à la fois l'époque de ses premiéres loix & de ses premiéres conquêtes. l'ordonnance civile parut d'abord; [p. 124] ensuite le code des eaux & forêts; puis des statuts pour toutes les manufactures; l'ordonnance criminelle; le code du commerce; celui de la marine: tout cela se suivit presque d'année en année. il y eut même une jurisprudence nouvelle, établie en faveur des nègres de nos colonies; espéce d'hommes, qui n'avait pas encor joui des droits de l'humanité. Une connaissance approfondie de la jurisprudence n'est pas le partage d'un souverain. mais le roi était instruit des loix principales; il en possédait l'esprit, & savait ou les soûtenir ou les mitigèr à propos. il jugeait souvent les causes de ses sujets, non seulement dans le conseil des secretaires d'état, mais dans celui qu'on appelle le conseil des parties. il y a de lui deux jugemens célébres, dans lesquels sa voix décida contre lui-même. Dans le premier en 1680, il s'agissait d'un procès entre lui & des particuliers de paris qui avaient bâti sur son fonds. il voulut que les maisons leur demeurassent, avec le fonds qui lui appartenait & qu'il leur céda. L'autre regardait un persan nommé roupli, dont les marchandises avaient été saisies par les commis de ses fermes en 1687. il opina que tout lui fût rendu & y ajoûta un présent de trois-mille écus. [p. 125] roupli porta dans sa patrie son admiration & sa reconnaissance. lorsque nous avons vu depuis à paris l'ambassadeur persan mehemet rizabeg, nous l'avons trouvé instruit dès long-tems de ce fait par la renommée. L'abolition des duëls fut un des plus grands services rendus à la patrie. ces combats avaient été autorisés autrefois par les rois, par les parlemens même & par l'église; & quoiqu'ils fussent défendus depuis henri quatre, cette funeste coûtume subsistait plus que jamais. le fameux combat des la frette, de quatre contre quatre en 1663, fut ce qui détermina louis XIV à ne plus pardonner. son heureuse sévérité corrigea peu à peu notre nation, & même les nations voisines, qui se conformérent à nos sages coûtumes, après avoir pris nos mauvaises. il y a dans l'europe cent fois moins de duëls aujourd'hui, que du tems de louis XIII. Législateur de ses peuples, il le fut de ses armées. il est étrange qu'avant lui on ne connût point les habits uniformes dans les troupes. ce fut lui, qui la premiére année de son administration ordonna, que chaque régiment fût distingué par la couleur des habits ou par différentes marques; réglement adopté bientôt par toutes les nations. ce fut lui, [p. 126] qui institua les brigadiers, & qui mit les corps dont la maison du roi est formée, sur le pied où ils sont aujourd'hui. il fit une compagnie de mousquetaires des gardes du cardinal mazarin, & fixa à cinq-cent hommes le nombre des deux compagnies, ausquelles il donna l'habit qu'elles portent encore. Sous lui plus de connétable, & après la mort du duc d'épernon, plus de colonel-général de l'infanterie; ils étaient trop maîtres: il voulait l'être, & le devait. le maréchal de grammont, simple mestre-de-camp des gardes-françaises sous le duc d'epernon[sic] & prenant l'ordre de ce colonel-général, ne le prit plus que du roi, & fut le premier qui eut le nom de colonel des gardes. il instalait lui-même ces colonels à la tête du régiment, en leur donnant de sa main un hausse-col doré avec une pique, & ensuite un esponton quand l'usage des piques fut aboli. il institua les grenadiers, d'abord au nombre de quatre par compagnie dans le régiment du roi qui est de sa création; ensuite il forma une compagnie de grenadiers dans chaque régiment d'infanterie; il en donna deux aux gardes-françaises, qui maintenant en ont trois. il augmenta beaucoup le corps des dragons, & leur donna un colonel-général. il ne faut pas oublier l'établissement [p. 127] des haras en 1667. ils étaient absolument abandonnés auparavant; & ils furent d'une grande ressource, pour remonter la cavalerie. L'usage de la baionnette au bout du fusil, est de son institution. avant lui on s'en servait quelquefois; mais il n'y avait que quelques compagnies, qui combattissent avec cette arme. point d'usage uniforme, point d'éxercice: tout était abandonné à la volonté du général. les piques passaient pour l'arme la plus redoutable. le premier régiment, qui eut des baionnettes & qu'on forma à cet éxercice, fut celui des fusiliers, établi en 1671. La maniére dont l'artillerie est servie aujourd'hui, lui est duë tout entiére. il en fonda des écoles à douai, puis à metz & à strasbourg; & le régiment d'artillerie s'est vu enfin rempli d'officiers, presque tous capables de bien conduire un siége. tous les magazins du roiaume étaient pourvus, & on y distribuait tous les ans huit-cent milliers de poudre. il forma un régiment de bombardiers & un de housards: avant lui on ne connaissait les housards que chez les ennemis. Il établit en 1688 trente régimens de milice, fournis & équipés par les communautés. ces milices s'éxerçaient à la [p. 128] guerre, sans abandonner la culture des campagnes. Des compagnies de cadets furent entretenuës dans la pluspart des places frontiéres: ils y apprenaient les mathématiques, le dessein & tous les éxercices, & faisaient les fonctions de soldats. cette institution dura dix années. on se lassa enfin de cette jeunesse, trop difficile à discipliner. mais le corps des ingénieurs, que le roi forma & auquel il donna les réglemens qu'il suit encore, est un établissement à jamais durable. sous lui l'art de fortifier les places fut porté à la perfection, par le maréchal de vauban & ses éléves, qui surpassérent le comte de pagan. il construisit ou répara cent-cinquante places de guerre. Pour soûtenir la discipline militaire, il créa des inspecteurs-généraux, ensuite des directeurs, qui rendirent compte de l'état des troupes; & on voiait par leur rapport, si les commissaires des guerres avaient fait leur devoir. Il institua l'ordre de saint-louis, récompense honorable, plus briguée souvent que la fortune. l'hôtel des invalides mit le comble aux soins qu'il prit, pour mériter d'être bien servi. C'est par de tels soins, que dès l'an 1672 il eut cent-quatre-vingt-mille hommes [p. 129] de troupes réglées, & qu'augmentant ses forces à mesure que le nombre & la puissance de ses ennemis augmentaient, il eut enfin jusqu'à quatre-cent-cinquante-mille hommes en armes, en comptant les troupes de la marine. Avant lui on n'avait point vu de si fortes armées. ses ennemis lui en opposérent à peine d'aussi considérables: mais il falait qu'ils fussent réunis. il montra ce que la france seule pouvait; & il eut toûjours, ou de grands succès, ou de grandes ressources. Cette même attention qu'il eut à former des armées de terre nombreuses & bien disciplinées, même avant d'être en guerre, il l'eut à se donner l'empire de la mèr. d'abord le peu de vaisseaux que le cardinal mazarin avait laissé pourrir dans les ports, sont réparés. on en fait achetèr en hollande, en suéde; & dès la troisiéme année de son gouvernement, il envoie ses forces maritimes s'essaièr à gigeri sur la côte d'afrique. le duc de beaufort purge les mèrs de pirates dès l'an 1665; & deux ans après, la france a dans ses ports soixante vaisseaux de guerre. ce n'est là qu'un commencement, mais tandis qu'on fait de nouveaux réglemens & de nouveaux efforts, il sent déja toute sa force. il ne veut pas consentir [p. 130] que ses vaisseaux baissent leur pavillon devant celui d'angleterre. envain le conseil du roi charles second insiste sur ce droit, que la force, l'industrie & le tems avaient donné aux anglais. lous XIV écrit au comte d'estrade son ambassadeur: «le roi d'angleterre & son chancelier peuvent voir quelles sont mes forces; mais ils ne voient pas mon cœur. tout ne m'est rien à l'égard de l'honneur.» Il ne disait que ce qu'il était résolu de soûtenir; & en effet l'usurpation des anglais céda au droit naturel & à la fermeté de louis XIV. tout fut égal entre les deux nations sur la mèr. mais tandis qu'il veut l'égalité avec l'angleterre, il soûtient sa supériorité avec l'espagne. il fait baisser le pavillon aux amiraux espagnols devant le sien en vertu de cette préséance solennelle accordée en 1662. Cependant on travaille de tous côtés à l'établissement d'une marine, capable de justifier ces sentimens de hauteur. on bâtit la ville & le port de rochefort à l'embouchure de la charente. on enrôle, on enclasse des matelots, qui doivent servir, tantôt sur les vaisseaux marchands, tantôt sur les flotes roiales. il s'en trouve bientôt soixante-mille d'enclassés. Des conseils de construction sont établis [p. 131] dans les ports, pour donnèr aux vaisseaux la forme la plus avantageuse. cinq arsenaux de marine sont bâtis à brest, à rochefort, à toulon, à dunkerque, au havre de grace. dans l'année 1672, on a soixante vaisseaux de ligne & quarante frégates. dans l'année 1681, il se trouve cent-quatre-vingt-dix-huit vaisseaux de guerre, en comptant les alléges; & trente galéres sont dans le port de toulon, ou armées, ou prêtes à l'être. onze-mille hommes de troupes réglées servent sur les vaisseaux: les galéres en ont trois-mille. il y a cent-soixante & six-mille hommes d'enclassés, pour tous les services divers de la marine. on compta les années suivantes dans ce service, mille gentils-hommes, ou enfans de famille, faisant la fonction de soldats sur les vaisseaux & apprenant dans les ports tout ce qui prépare à l'art de la navigation & à la manœuvre: ce sont les gardes marines: ils étaient sur mèr ce que les cadets étaient sur terre. on les avait institués en 1672, mais en petit nombre. ce corps a été l'école, d'où sont sortis les meilleurs officiers de vaisseaux. Il n'y avait point eû encor de maréchaux de france dans le corps de la marine; & c'est une preuve, combien cette partie essentielle des forces de la france [p. 132] avait été négligée. jean d'étrée fut le premier maréchal en 1681. il paraît, qu'une des grandes attentions de louis XIV était d'animer dans tous les genres cette émulation sans laquelle tout languit. Dans toutes les batailles navales, que les flotes françaises livrérent, l'avantage leur demeura toûjours, jusqu'à la journée de la hogue en 1692; lorsque le comte de tourville, suivant les ordres de la cour, attaqua, avec quarante-quatre voiles, une flote de quatre-vingt-dix vaisseaux anglais & hollandais: il falut cédèr au nombre: on perdit quatorze vaisseaux du premier rang, qui échouérent & qu'on brûla pour ne les pas laissèr au pouvoir des ennemis. malgré cet échec, les forces maritimes se soûtinrent; mais elles déclinérent toûjours dans la guerre de la succession. elles n'ont commencé à se bien rétablir qu'en 1751, dans le tems d'une heureuse paix, seul tems propre à établir une bonne marine, qu'on n'a ni le loisir ni le pouvoir d'établir pendant la guerre. Ces forces navales servaient à protéger le commerce. les colonies de la martinique, de saint domingue, du canada, auparavant languissantes, fleurirent; non pas au point où on les voit prospérèr aujourd'hui, mais avec un avantage qu'on [p. 133] n'avait point espéré jusqu'alors; car depuis 1635 jusqu'à 1665, ces établissemens avaient été à charge. En 1664 le roi envoie une colonie à la caienne; bientôt après une autre à madagascar. il tente toutes les voies de réparer le tort & le malheur, qu'avait eû si long-tems la france, de négliger la mèr, tandis que ses voisins s'étaient formé des empires aux extrémités du monde. On voit par ce seul coup d'œil, quels changemens louis XIV fit dans l'état; changemens utiles, puisqu'ils subsistent. ses ministres le secondérent à l'envi. on leur doit sans doute tout le détail, toute l'éxécution; mais on lui doit l'arrangement général. il est certain, que les magistrats n'eussent pas réformé les loix; que l'ordre n'eût pas été remis dans les finances, la discipline introduite dans les armées, la police générale dans le roiaume; qu'on n'eût point eû de flotes; que les arts n'eussent point été encouragés, & tout cela de concert, & en même tems, & avec persévérance, & sous différens ministres, s'il ne se fût trouvé un maître, qui eût en général toutes ces grandes vuës, avec une volonté ferme de les remplir. Il ne sépara point sa propre gloire de l'avantage de la france, & il [ne] regarda [p. 134] pas le roiaume du même œil dont un seigneur regarde sa terre, de laquelle il tire tout ce qu'il peut, pour ne vivre que dans les plaisirs. tout roi qui aime la gloire, aime le bien public. il n'avait plus ni colbert ni louvois, lorsque vers l'an 1698 il ordonna, pour l'instruction du duc de bourgogne, que chaque intendant fît une description détaillée de sa province. par là on pouvait avoir une notice éxacte du roiaume, & un dénombrement juste des peuples. l'ouvrage fut utile, quoique tous les intendans n'eussent pas la capacité & l'attention de monsieur de lamoignon de bâville. si on avait rempli les vuës du roi sur chaque province, comme elles le furent par ce magistrat dans le dénombrement du languedoc, ce recueil de mémoires eût été un des plus beaux monumens du siécle. il y en a quelques-uns de bien faits; mais on manqua le plan en n'assujettissant pas tous les intendans au même ordre. il eût été à désirer, que chacun eût donné par colonnes un état du nombre des habitans de chaque élection, des nobles, des citoiens, des laboureurs, des artisans, des manœuvres, des bestiaux de toute espéce, des bonnes, des médiocres & des mauvaises terres, de tout le clergé régulier & séculier, de leurs revenus, [p. 135] de ceux des villes, de ceux des communautés. Tous ces objets sont confondus dans la pluspart des mémoires qu'on a donnés: les matiéres y sont peu approfondies & peu éxactes: il faut y chercher souvent avec peine les connaissances dont on a besoin, & qu'un ministre doit trouver sous sa main & embrasser d'un coup d'œil, pour découvrir aisément les forces, les besoins, & les ressources. le projet était excellent; & une éxécution uniforme serait de la plus grande utilité. Voilà en général ce que louis XIV fit & essaïa, pour rendre sa nation plus florissante. il me semble, qu'on ne peut guères voir tous ces travaux & tous ces efforts, sans quelque reconnaissance & sans être animé de l'amour du bien public, qui les inspira. qu'on se représente ce qu'était le roiaume du tems de la fronde, & ce qu'il est de nos jours. louis XIV fit plus de bien à sa nation, que vingt de ses prédécesseurs ensemble; & il s'en faut beaucoup, qu'il fît ce qu'il aurait pû. la guerre, qui finit par la paix de riswick, commença la ruine de ce grand commerce, que son ministre colbert avait établi; & la guerre de la succession l'acheva. S'il avait emploié à embellir paris, à [p. 136] finir le louvre, les sommes immenses que coûtérent les aquéducs & les travaux de maintenon, pour conduire des eaux à versailles; travaux interrompus & devenus inutiles; s'il avait dépensé à paris la cinquiéme partie de ce qu'il en a coûté, pour forcer la nature à versailles; paris serait dans toute son étenduë aussi beau qu'il l'est du côté des tuileries & du pont-roial, & serait devenu la plus magnifique ville de l'univers. C'est beaucoup, d'avoir réformé les loix: mais la chicane n'a pû être écrasée par la justice. on pensa à rendre la jurisprudence uniforme; elle l'est dans les affaires criminelles, dans celles du commerce, dans la procédure: elle pourrait l'être dans les loix qui réglent les fortunes des citoiens. c'est un très grand inconvénient, qu'un même tribunal ait à prononcer sur plus de cent coûtumes différentes. des droits de terres, ou équivoques ou onéreux ou qui génent la société, subsistent encore, comme des restes du gouvernement féodal, qui ne subsiste plus. ce sont des décombres d'un bâtiment gotique ruiné. l'uniformité en tout genre d'administration est une vertu; mais les difficultés de ce grand ouvrage ont effraïé. Louis XIV aurait pu se passer plus aisément [p. 137] de la ressource dangereuse des traitans, où le réduisit l'anticipation qu'il fit presque toûjours sur ses revenus, comme on le verra dans le chapitre des finances. S'il n'eût pas cru, qu'il suffisait de sa volonté pour faire changer de religion un million d'hommes, la france n'eût pas perdu tant de citoiens.18 ce païs cependant, malgré ses secousses & ses pertes, est aujourd'hui le païs le plus florissant de la terre, parce que tout le bien qu'a fait louis XIV subsiste, & que le mal qu'il était difficile de ne pas faire dans des tems orageux, a été réparé. enfin la postérité, qui juge les rois & dont ils doivent avoir toûjours le jugement devant les yeux, avouera en pesant les vertus & les faiblesses de ce monarque, que quoiqu'il eût été trop loué pendant sa vie, il mérita de l'être à jamais; & qu'il fut digne de la statuë qu'on lui a érigée à montpellier, avec une inscription latine, dont le sens est: à louis le grand après sa mort. Tous les changemens, qu'on vient de voir dans le gouvernement & dans tous les ordres de l'état, en produisirent nécessairement un très grand dans les [p. 138] mœurs. l'esprit de faction, de fureur & de rébellion, qui possédait les citoiens depuis le tems de françois second, devint une émulation de servir le prince. les seigneurs des grandes terres n'étant plus cantonnés chez eux; les gouverneurs des provinces n'aiant plus de postes importans à donner; chacun songea à ne mériter de graces, que celles du souverain; & l'état devint un tout régulier, dont chaque ligne aboutit au centre. C'est là ce qui délivra la cour des factions & des conspirations, qui avaient toûjours troublé l'état pendant tant d'années. il n'y eut sous l'administration de louis XIV qu'une seule conjuration en 1674, imaginée par la truaumont, gentil-homme normand perdu de débauches & de dettes, & embrassée par un homme de la maison de rohan, réduit par la même conduite à la même indigence. il n'entra dans ce complot qu'un chevalier de préaux, neveu de la truaumont, qui séduit par son oncle, séduisit sa maîtresse madame de villiers. leur but & leur espérance n'étaient pas & ne pouvaient être de se faire un parti dans le roiaume. ils prétendaient seulement vendre & livrer quillebeuf aux hollandais, & introduire les ennemis en normandie. [p. 139] ce fut plustôt une lâche trahison mal ourdie, qu'une conspiration. le supplice de tous les coupables fut le seul événement, que produisit ce crime insensé & inutile, dont à peine on se souvient aujourd'hui. S'il y eut quelques séditions dans les provinces, ce ne furent que de faibles émeutes populaires aisément réprimées. les huguenots même furent toûjours tranquiles, jusqu'au tems où l'on démolit leurs temples. enfin le roi parvint à faire, d'une nation jusques-là turbulente, un peuple paisible, qui ne fut dangereux qu'aux ennemis, après l'avoir été à lui-même pendant plus de cent années. les mœurs s'adoucirent, sans faire tort au courage. Les maisons, que tous les seigneurs bâtirent ou achetérent dans paris, & leurs femmes qui y vécurent avec dignité, formérent des écoles de politesse, qui retirérent peu-à-peu les jeunes gens de cette vie de cabaret, qui fut encor long-tems à la mode, & qui n'inspirait qu'une débauche hardie. les mœurs tiennent à si peu de chose, que la coûtume d'allèr à cheval dans paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessérent quand cet usage fut aboli. la [p. 140] décence, dont on fut redevable principalement aux femmes qui rassemblérent la société chez elles, rendit les esprits plus agréables; & la lecture les rendit à la longue plus solides. les trahisons & les grands crimes, qui ne déshonorent point les hommes dans les tems de faction & de trouble, ne furent presque plus connus. les horreurs des brinvilliers & des voisins ne furent que des orages passagers, sous un ciel d'ailleurs serein; & il serait aussi déraisonnable de condannèr une nation sur les crimes éclatans de quelques particuliers, que de la canoniser sur la réforme de la trappe. Tous les différens états de la vie étaient auparavant reconnaissables, par des défauts qui les caractérisaient. les militaires & les jeunes gens qui se destinaient à la profession des armes, avaient une vivacité emportée; les gens de justice une gravité rebutante, à quoi ne contribuait pas peu l'usage d'aller toûjours en robe, même à la cour. il en était de même des universités & des médecins. les marchands portaient encor de petites robes, lorsqu'ils s'assemblaient & qu'ils allaient chez les ministres; & les plus grands commerçans étaient alors des hommes [p. 141] grossiers. mais les maisons, les spectacles, les promenades publiques, où l'on commençait à se rassembler pour goûtèr une vie plus douce, rendirent peu-à-peu l'extérieur de tous les citoiens presque semblable. on s'apperçoit aujourd'hui jusques dans le fond d'une boutique, que la politesse a gagné toutes les conditions. les provinces se sont ressenties avec le tems de tous ces changemens. On est parvenu enfin à ne plus mettre le luxe, que dans le goût & dans la commodité. la foule de pages & de domestiques de livrée a disparu, pour mettre plus d'aisance dans l'intérieur des maisons. on a laissé la vaine pompe & le faste extérieur aux nations, chez lesquelles on ne sait encor que se montrèr en public, & où l'on ignore l'art de vivre. L'extrême facilité introduite dans le commerce du monde, l'affabilité, la simplicité, la culture de l'esprit, ont fait de paris une ville, qui pour la douceur de la vie l'emporte probablement de beaucoup sur rome & sur athénes, dans le tems de leur splendeur. On s'est plaint de ne plus voir à la cour autant de hauteur dans les esprits, [p. 142] qu'autrefois. il n'y a plus en effet de petits tyrans, comme du tems de la fronde & sous louis XIII & dans les siécles précédens. mais la véritable grandeur s'est retrouvée dans cette foule de noblesse, si longtems avilie à servir auparavant des sujets trop puissans. on voit des gentils-hommes, des citoiens, qui se seraient crus honorés autrefois d'être domestiques de ces seigneurs, devenus leurs égaux & très souvent leurs supérieurs dans le service militaire; & plus le service en tout genre prévaut sur les titres, plus un état est florissant. On a comparé le siécle de louis XIV à celui d'auguste. ce n'est pas que la puissance & les événemens personnels soient comparables. rome & auguste étaient dix fois plus considérables dans le monde, que louis XIV & paris. mais il faut se souvenir, qu'athénes a été égale à l'empire romain, dans toutes les choses qui ne tirent pas leur prix de la force & de la puissance. il faut encor songer, que s'il n'y a rien aujourd'hui dans le monde tel que l'ancienne rome & qu'auguste, cependant toute l'europe ensemble est très supérieure à tout l'empire romain. il n'y avait du tems d'auguste qu'une seule nation, & il y en a aujourd'hui plusieurs, [p. 143] policées, guerriéres, éclairées, qui possédent des arts que les grecs & les romains ignorérent; & de ces nations il n'y en a aucune, qui ait eû plus d'éclat en tout genre depuis environ un siécle, que la nation formée en quelque sorte par louis XIV. |