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Dictionnaire des journaux 1600-1789, sous la direction de Jean Sgard, Paris, Universitas, 1991: notice 397 L'ESPRIT DES JOURNAUX (1772-1818) 1] Titres L'Esprit des Journaux, ouvrage périodique et littéraire (juil. 1772 - févr. 1773); L'Esprit des Journaux (mars 1773 - janv. 1777); L'Esprit des Journaux, François et Etrangers. Par une Société de Gens-de-Lettres (févr. 1777 - mars 1803); Le Nouvel Esprit des Journaux français et étrangers, faisant suite à l'Esprit des Journaux; par une Société de Gens de Lettres (sept. 1803 - août 1804); L'Esprit des Journaux français et étrangers, par une société de gens de lettres (sept. 1804 - déc. 1814); Esprit des Journaux, nationaux et étrangers; Journal encyclopédique, par une société de littérateurs et de savans (avril 1817 - avril 1818). 2] Dates Juillet 1772 - avril 1818, avec interruption d'avril à août 1803 et de janvier 1815 à mars 1817. La collection comporte 480 volumes que complètent 7 volumes de tables (cf. cependant la remarque ci-dessous). Gestionnaire habile, Jean-Jacques Tutot, imprimeur liégeois et propriétaire du journal, put se prévaloir simultanément de plusieurs privilèges émanant de diverses autorités étrangères. Le premier lui fut accordé à Liège par le prince-évêque de Velbruck le 4 juin 1772; installé provisoirement à Bruxelles, il obtint du gouvernement des Pays-Bas un second octroi le 7 juin 1773, lequel fut renouvelé le 16 juillet 1791. Enfin, grâce au libraire parisien Valade, auquel il s'était opportunément associé, il bénéficie d'un troisième privilège, consenti par Louis XVI le 28 août 1776 et reconduit le 13 mars 1782. D'abord mensuel (1772), L'Esprit des journaux devint, en 1773-1774, bimensuel, chaque tome comportant alors deux livraisons publiées le 15 et le 30 du mois. A partir de 1775, lorsque le journal acquit sa vitesse de croisière, il reparut mensuellement, fournissant tous les ans douze tomes en douze volumes. A l'exception des années troublées de 1795-1797, au cours desquelles sa publication fut bimestrielle, et des quelques interruptions qu'il connut, il conserva ce rythme. On notera qu'en ce qui concerne les trois premières années de parution, la notion de «volume annuel» est difficilement maniable: les fascicules initiaux, d'une pagination réduite, pouvaient être reliés par trois ou quatre, ce qui fut généralement le cas, comme ils pouvaient être habillés, selon le caprice du propriétaire, d'une reliure individuelle. D'où, sans doute, la différence des nombres de volumes donnés par Hatin lui-même (495 dans H.P.L.P., t. 3, p. 199; 487 dans B.H.C., p. 52). Les volumes portent les dates suivantes: 1772-1798, An VI-XIV, 1806-1814, 1817-1818. 3] Description A l'exception des années 1773-1774, où la tomaison est divisée en deux «parties», chaque livraison forme un tome de la collection. Cahiers in-12 de 115 x 180 (ex. brochés) ou 100 x 170 (ex. reliés) et composé en caractère de philosophie. Les premiers fascicules, d'ampleur assez modeste, comportaient environ 170 p. en 1772 et 190 p. en 1773-1774; par la suite chaque volume fut constitué de 18 à 19 feuilles, soit de 432 à 458 p. Cette pagination se réduisit de 1795 à 1797 à 350 p. puis à 250 p. de 1798 à 1803 pour s'accroître à nouveau, de 1803 à 1818, à 300 p. Un seul frontispice a été recensé à ce jour, qui figure en tête du volume de janvier 1780 et représente Mercure dispensant leur contingent de périodiques aux rédacteurs chargés de confectionner L'Esprit des journaux. 4] Publication L'adresse du journal connut, dans son libellé, de fréquentes variantes: «A Liége, De l'Imprimerie de J.J. Tutot» (juil. 1772 - févr. 1773); «s.l. [Liège], De l'Imprimerie du Journal» (mars - juin 1773); «A Bruxelles, De l'Imprimerie de J.J. Tutot, rue de la Steen-Porte» (juil. - déc. 1773); «s.l. [Liège?], De l'Imprimerie du Journal» (janv. 1774 - nov. 1782); «A Paris, chez Valade, Imprimeur-Libraire, rue des Noyers, vis-à-vis Saint-Yves. Pour les Pays-Etrangers, à Liège, chez Jean-Jacques Tutot, Imprimeur» (déc. 1782 - mars 1784); «A Paris, chez Valade [...] vis-à-vis Saint-Yves» (avril 1784 - déc. 1785); «A Paris, chez Valade [puis chez la veuve Valade][...], A Liège, chez J.J. Tutot» (janv. 1786 - sept. 1792); «A Paris, [etc.], A Liège [etc.]; & à Bruxelles, pour tous les Pays-Bas Autrichiens au Bureau général de ce Journal, rue longue des Bouchers.» (oct. 1792 - mars 1793); «A Paris, [etc.], A Bruxelles, chez Tutot, Imp. Lib., au Bureau [etc.]» (avril - mai 1793);«A Paris, [etc.], A Bruxelles, Chez Tutot, frère & sœur, au Bureau [etc.]» (juin 1793 - févr. 1797); «A Liège, De l'Imprimerie de Lamb[ertine] Tutot, Epouse Fabry» (mars - avril 1797); «s.l. [Bruxelles], De l'Imprimerie du Journal» (mai 1797 - mai 1799); «A Bruxelles, De l'Imprimerie du Journal» (juin 1799 - mars 1803); «A Bruxelles, De l'Imprimerie d'Emmanuel Flon» (sept. - nov. 1803); «A Bruxelles, De l'Imprimerie de Weissenbruch» (déc. 1803 - déc. 1814); «A Bruxelles, De l'Imprimerie de Weissenbruch [puis Chez W.], imprimeur du Roi, rue du Musée, nº 1085» (avril 1817 - avril 1818). 5] Collaborateurs De loin le plus important des périodiques imprimés à Liège après le Journal encyclopédique, l'Esprit des journaux fut fondé en 1772 par Jean-Louis COSTER, ex-jésuite nancéien, bibliothécaire et conseiller du prince-évêque de Velbruck (cf. pour les détails DP2), et Jean-Jacques TUTOT, imprimeur-libraire liégeois. Tutot, commerçant entreprenant et dynamique, possédait trente-trois presses qu'il mettait régulièrement au service de ses talents de contrefacteur habile et peu scrupuleux. Fondateur de la Société typographique de Liège et animateur de l'Imprimerie patriotique durant la révolution, il fut propriétaire de divers périodiques tels que l'Indicateur, la Feuille sans titre, le Journal historique et politique des principaux événements des différentes cours de l'Europe, le Mercure du Parnasse, le Journal patriotique, etc. L'abbé OUTIN et Louis-François de LIGNAC dirigèrent le journal à partir de 1775. 6] Contenu Comme le Journal des journaux, le Conservateur ou le Littérateur impartial, l'Esprit des journaux appartient à ce type de journaux qu'Eugène Hatin qualifie de «reproducteurs». Chaque mois il offrait en effet une compilation des meilleurs articles parus dans la presse française et, en traduction, des extraits de périodiques et d'ouvrages de langue étrangère. La matière, simplement constituée, dans les premières livraisons, de fragments et notices littéraires consacrés à des sujets variés, s'organisa à partir de 1775, au moment où Lignac et Outin prirent en main la rédaction de l'E.J., selon un principe classificatoire méthodique comportant quatorze rubriques: 1) Analyses et extraits d'ouvrages nouveaux. 2) Mélanges. 3) Poésies fugitives. 4) Académies, séances de diverses sociétés. 5) Spectacles. 6) Histoire naturelle, physique, chimie, botanique. 7) Médecine, chirurgie. 8) Agriculture, économie, industrie, commerce. 9) Traits de bienfaisance, [...] de justice et d'humanité. 10) Anecdotes, singularités. 11) Bibliographie de l'Europe. 12) Gravures. 13) Musique. 14) Catalogue des livres nouveaux. Quoique le Prospectus en annonçât, les rédacteurs ne retinrent aucune nouvelle politique puisque «la plupart des souscripteurs paraissaient désirer qu'ils renoncent à ce projet» (1775, t. I, p. [459]) et renvoyèrent au Journal politique de Genève. Il reste que, malgré cette concession aux désirs des lecteurs, ou cette autocensure, le contenu du journal reflète, comme en témoigne le nombre de rubriques, les ambitions encyclopédiques du siècle. Parmi les périodiques le plus régulièrement mis à contribution, citons: Le Journal encyclopédique, l'Année littéraire, le Mercure de France, le Journal des savants, le Journal ecclésiastique, le Journal de littérature, des sciences et des arts, les Affiches et annonces de Paris, la Gazette de santé, le Journal d'agriculture, du commerce, des arts et des finances, la Gazette universelle de littérature (ou Gazette des Deux-Ponts), la Gazette allemande de Francfort, les Annonces littéraires de Gottingue, la Critical Review, la Monthly Review, The British Magazine, les Efemeridi letterarie, les Novelle letterarie, etc. Outre ce «digest» de la presse internationale, l'E.J. proposait, de manière irrégulière, des collaborations originales constituées de dissertations, de mémoires ou d'analyses d'ouvrages dus à la plume des rédacteurs ou de correspondants liégeois et étrangers. Les libraires avaient également la possibilité d'insérer la liste de leurs productions récentes dans le «Catalogue des livres nouveaux». On adressait les copies à Liège «à M. Mauss, Officier au Bureau des Postes Impériales pour toute l'Allemagne», à Bruxelles, «à M. Horgnies, Expéditeur des Gazettes étrangères pour tous les Pays-Bas autrichiens» ainsi qu'à l'ensemble des libraires européens chargés de transmettre les souscriptions. A une époque où l'on pouvait affirmer, déjà, «que le nombre des Ouvrages périodiques s'est accru, au point que s'il faut être riche pour se les procurer tous, il faut encore, pour en suivre la lecture, beaucoup de loisir, & souvent une patience dont peu de personnes sont capables» (E.J., 1775, t. I, p. 4), l'E.J. réalisait une synthèse des plus précieuses, tant par son contenu que par l'économie considérable qu'elle impliquait. Dégagé de tout esprit de parti et ignorant les ancrages idéologiques trop contraignants, il affichait en outre une impartialité qui faisait défaut à nombre de journaux: «lorsque les Auteurs des Ecrits périodiques rendront compte, en même-temps, d'une production littéraire, on trouvera dans ce Journal leurs jugements rassemblés, avec quelques réflexions que l'on se permettra, sur les louanges fastidieuses, ou la critique amere, dont un même livre sera l'objet [...]. Il est, entre ces deux extrêmes, un milieu facile à saisir par ceux qui, dégagés de toute prévention, aiment la vérité, & la cherchent de bonne foi» (t. I, p. 10). La multiplicité et la diversité des sources de l'E.J., son «abondance et variété de matières» de même que son cosmopolitisme reflètent à l'évidence l'intense activité intellectuelle de l'«Europe des Lumières» et confèrent une incontestable richesse à ce journal qui, par-delà les frontières, concentre un faisceau de réflexions plurielles sur le savoir et la littérature du temps. On y parcourt Condillac, Court de Gébelin, Voltaire...; on y observe les remous qui suivirent la publication du Système de la nature; on y mesure l'accueil réservé aux découvertes de Mesmer et l'écho donné à la révolution américaine... Interrogeant une actualité riche en péripéties, l'E.J. véhicule manifestement l'«esprit du siècle». Les accents philosophiques de cet organe ne s'affirment toutefois qu'en sourdine: l'E.J. ne se fait pas, comme le Journal encyclopédique, l'écho systématique du discours revendicateur des Lumières; il est plutôt le lieu d'un pluralisme de la pensée et d'une modération des modèles réformistes. Pourtant, quoique d'un philosophisme bien tempéré, nombre de ses options lui valurent d'être accablé par les autorités ecclésiastiques de la principauté et des Pays-Bas. Même si le choix et le jeu des textes ne s'investissent pas dans une critique en règle du fait religieux ni dans une approbation inconditionnelle de l'idéologie des Lumières, l'attachement à l'axiologie nouvelle et la prise en charge d'une remise en question de l'intolérance, du fanatisme et de l'orgueil du trône et de l'autel ne pouvaient que susciter des mesures répressives. La stratégie qui préside aux destinées de l'E.J. est au demeurant limpide: par son statut d'ouvrage de compilation, ce périodique s'impose comme une voix neutre, impersonnelle, par laquelle l'individu ne s'énonce et a fortiori ne s'engage qu'implicitement. La rédaction, en retrait des discours reproduits, avait dès lors beau jeu de livrer avec une ostentation discrète le message progressiste des Lumières. Cependant, même prudente et pondérée, cette sympathie provoquait l'exaspération des esprits orthodoxes intransigeants, au point qu'un jour Tutot dut se retrancher derrière de nouvelles réserves: «L'analyse de l'Histoire des Corruptions du Christianisme, par le Docteur Priestley, dont il a été rendu compte dans le Journal de cette année [janv., mars, avril 1784], ayant fait une vive sensation sur l'esprit du public éclairé, on croit devoir annoncer que l'on n'a fait qu'une simple exposition des principes de l'Auteur, sans y adhérer, comme quelques-uns pourroient le croire. Au reste on apportera désormais plus de circonspection dans l'analyse de pareils ouvrages, dont la doctrine est contraire à celle de l'église» (1784, t. VII, p. [433]). En dépit de ces relations parfois houleuses avec les pouvoirs, l'E.J. offre l'exemple d'une entreprise intellectuelle favorisant la libre circulation des idées et demeure de ce fait un témoin incontournable du devenir culturel de l'Occident au dix-huitième siècle. On se fera du reste une idée plus précise, bien que partielle, du contenu de l'E.J. en consultant la Table raisonnée des matières contenues dans l'Esprit des Journaux, précédée de la Liste des Auteurs, suivie du Titre des Ouvrages dont on a rendu compte; disposée dans ses trois parties par ordre alphabétique (4 vol., in-12). Rédigée par le P. Lambinet (voir DP2), elle présente un index général de la revue pour les années 1772-1784 et parut sous la double rubrique de Paris, chez la veuve Valade, et de Liège, chez Tutot. Les exemplaires sont dépourvus de date, à l'exception du deuxième tome qui porte l'adresse de Liège, «De l'Imprimerie du Journal», 1788. Des avis de parution permettent toutefois de restituer à leur chronologie les premier et quatrième volumes, qui furent annoncés dans les livraisons de juillet 1786 et de juin 1790. En toute logique, le troisième tome sortit de presse en 1789. Le projet de cette Table avait été divulgué par un prospectus joint au numéro de décembre 1780, qui offrait l'ouvrage en souscription au prix de 50 s. le volume. On en prévoyait la continuation à raison d'une livraison tous les trois ans. Cette promesse ne fut pas tenue et seuls trois autres volumes, établis par Weissenbruch pour une partie de la «nouvelle collection» (1er sept. 1803 - 31 déc. 1811), sortirent de presse sous le titre de Table Générale des Matières contenues dans [...] l'Esprit des Journaux [...] Divisée en quatre parties: Bibliographie, Sciences et Arts, Mélanges, et Littérature, «A Bruxelles, De l'Imprimerie de Weissenbruch», s.d. [1807, 1812, 1818]. 7] Exemplaires B.U.P. Liège, 90003 A; B.R. Bruxelles; Bibl. centr. communale, Liège (1772-1814, lacunes); B.N., Z 48021-48512 (lacunes). 8] Bibliographie H.P.L.P., t. III, p. 197-199; B.H.C., p. 52; H.G.P., t. I, p. 321. Certains Avis rédigés par Tutot (cf. notamment E.J., janv. 1782) proposèrent une réimpression du journal depuis ses débuts. Nous ignorons si le projet fut mené à bien, les exemplaires que nous avons examinés appartenant tous au même tirage. Capitaine U., Recherches historiques et bibliographiques sur les journaux et les écrits périodiques liégeois, Liège, Desoer, 1850, p. 80-87. – Küntziger J., Essai historique sur la propagande des encyclopédistes français en Belgique au XVIIIe siècle, Bruxelles, Impr. de l'Académie Royale de Belgique, 1879 («Mémoires couronnés et autres mémoires», t. XXX), p. 95-99. – Francotte H., La Propagande des encyclopédistes français au pays de Liège (1750-1790), Bruxelles, Impr. de l'Académie royale de Belgique, 1880, p. 87-92. – Body A., «Table de l'Esprit des journaux en ce qui concerne la principauté de Liège [par U. Capitaine]», Bull. de la Soc. des bibliophiles liégeois, t. II, 1884-1885, p. 119-136. – Florkin M., «Lignac à Liège», Revue médicale de Liège, vol. XI, nº 8, 1956, p. 235-245. – Comoth R., «L'Image de la Chine dans le Journal encyclopédique et l'Esprit des journaux», La Vie wallonne, t. LVII, nº 382, 1983, p. 94-108. Historique Coster et Tutot, qui d'emblée s'imposent comme les artisans d'un renouveau de la presse philosophique à Liège, demeurée en sommeil depuis l'expulsion, en 1759, du Journal encyclopédique, obtinrent du prince-évêque un privilège pour l'E.J. le 4 juin 1772, «sous la condition bien expresse que ledit ouvrage ne renferme absolument rien qui puisse, soit directement, soit indirectement, blesser la religion, l'honnêteté, les mœurs ni le respect dus aux puissances». A l'évidence, l'E.J. n'offrit pas, au goût de certains prélats, une réponse satisfaisante à ces exigences et, quoique le règne de Velbruck fût appelé plus tard «l'âge d'or de la philosophie», les pressions du Synode se firent assez énergiques pour obliger Tutot à transporter, tout en conservant son atelier liégeois, une partie de son matériel typographique à Bruxelles. Il sollicita des autorités autrichiennes un nouveau privilège, qui lui fut accordé le 7 juin 1773; dès le mois de juillet la dédicace à Velbruck qui figurait sur les premières livraisons du journal, fut désormais remplacée par un envoi à Charles de Lorraine. Ce n'est pourtant qu'en 1775 que l'E.J. prit son véritable essor. A la suite d'un remaniement du personnel rédactionnel, Coster céda sa place à l'abbé Outin (1731-1805), chanoine génovéfain du Val-des-Ecoliers, et à Louis-François-Luc de Lignac (1740-1809) qui dirigèrent le journal jusqu'en 1793 (voir DP2). Sous leur direction l'E.J. vit son contenu considérablement étoffé et présenté de manière méthodique; le nombre de pages des volumes passa de 190 à 430. Par ailleurs Tutot tissa à travers toute l'Europe un vaste réseau de diffusion: on souscrivait à Liège au prix de 24 # pour l'année et de 50 s. par volume; à Paris l'abonnement s'élevait à 27 # et à 33 pour la province. Des libraires de Rotterdam, Amsterdam, La Haye, Londres, Stockholm, Prague, Vienne, Hambourg... se chargeaient également de distribuer l'E.J. qui, de la sorte, atteignit rapidement un champ d'audience international. On opine généralement, après U. Capitaine, que l'impression du journal, dès 1776, se réalisa à nouveau à Liège; il n'est guère aisé de se prononcer dans la mesure où l'adresse, laconique, se borne à la brève mention «De l'Imprimerie du Journal». Il y a tout lieu de croire cependant que, excepté l'intermède bruxellois de 1773, les volumes de l'E.J. furent invariablement imprimés à Liège où, du reste, résidait en permanence sa rédaction. On notera par ailleurs que les t. I à III et VI à IX de l'année 1775 sortent des presses de l'imprimeur liégeois Clément Plomteux, ainsi qu'en témoigne le matériel typographique (vignettes gravées, caractères, papiers). On peut logiquement supposer que Tutot, dans le seul but de justifier et conserver son précieux privilège, animait d'une simple activité de façade son bureau bruxellois et que l'essentiel du travail d'édition et de diffusion s'effectuait à Liège, dont on connaît la situation géo-politique particulièrement favorable au commerce du livre. Dans le prolongement de cette pratique, Tutot s'associa en 1776 au libraire parisien Valade et obtint, par son intermédiaire, un privilège supplémentaire accordé, le 28 août, par Louis XVI et renouvelé le 13 mars 1782. Bénéficiant ainsi d'un jeu d'octrois étrangers, il pouvait, sans crainte d'être inquiété une fois de plus par la censure liégeoise, dont il ne relevait plus, débiter son journal depuis le territoire de la principauté. En 1785 ce scénario fut répété avec le même talent par Pierre Lebrun (du reste ancien ouvrier de Tutot) qui imprima à Liège son Journal général de l'Europe sous l'adresse de Herve, terre autrichienne limitrophe, et avec permission des Pays-Bas. Cette stratégie révéla son efficacité quand en 1780 le privilège bruxellois de l'E.J. se vit remis en cause par les menées réactionnaires du cardinal de Malines: «Cette feuille [l'E.J.] est devenue le code du philosophisme», écrit-il le 18 mai au procureur-général du Brabant, «c'est dans cette feuille que les livres de l'impiété et de l'irréligion sont élevés jusqu'aux nues, tandis que les défenseurs zélés de la foi de nos pères sont ravalés au-dessous du néant» (cité dans Küntziger, p. 95). Sans doute l'exagération et la rancœur, dans ces lignes, sont-elles de mise mais, sans toutefois constituer le facteur régressif que l'on pourrait imaginer, le coup porta. Le gouvernement des Pays-Bas ne montrait certes aucune hostilité à l'égard de Tutot puisque le procureur-général répondit au prélat qu'il n'avait pas remarqué «le caractère dangereux et licencieux signalé» et concluait que «l'imprimeur Tutot n'est pas répréhensible du chef dont on l'accuse, et qu'on ne peut le faire déchoir de son octroi» (ibid., p. 97). Les autorités civiles pourtant, afin d'éviter des rapports difficiles avec le pouvoir ecclésiastique, exigèrent de Tutot davantage de circonspection. Dès lors, à partir de septembre 1780, la dédicace dont l'E.J. honorait Charles de Lorraine disparut prudemment et en décembre le journal parut avec le privilège du roi de France. Abattant sa seconde carte, Tutot fit donc jouer son association avec Valade et poursuivit sans encombre la publication de son périodique qui, à partir de décembre 1782, fut édité sous la double rubrique de Paris et Liège et soumis à la censure royale. En 1786 il bénéficia en outre de la bienveillance du prince de la Tour et Tassis, conseiller d'Etat de Sa Majesté Impériale, à qui le journal fut dédié jusqu'en avril 1791. On le voit, multipliant les octrois et les protections officielles, Tutot assurait avec beaucoup d'habileté (et peut-être de cynisme) l'avenir de son entreprise. Malgré ces aléas, le succès de l'E.J. ne se démentit pas; profitant de l'anglomanie régnante, l'imprimeur se proposa même de publier en 1787 un E.J. anglais de même tenue que son homologue français. The British Register or a choice of the most interesting articles, selected from all the English periodical works, imprimé en Angleterre si l'on en croit les pratiques compositoriales et les filigranes, porte l'adresse de Liège, Tutot; Londres, T. Hookham, G. Bell et Paris, Valade. La Révolution, qui, à plus ou moins longue échéance, fut fatale à la plupart des périodiques d'ancien régime, ne toucha guère l'E.J.; tout au plus accusa-t-il en 1789 quelques retards dans son impression. Tutot, flegmatique, notera dans le volume de novembre (p. [432]): «Quelques circonstances locales ont retardé ces derniers temps la publication de chaque volume, qui reparoîtra désormais exactement à l'époque indiquée du 1er de chaque mois». De juillet à décembre 1792, l'E.J. se prévalut à nouveau de la protection des Pays-Bas en la personne des gouverneurs Marie-Christine et Albert. En 1793 la restauration éphémère de l'ancien régime dans la principauté de Liège provoqua l'émigration définitive de Tutot à Bruxelles, circonstances qu'éclaire un Avis inséré dans la livraison de mars: «Ce volume de Mars étoit composé, comme à l'ordinaire, [...] lorsque le scellé, mis sur toutes les imprimeries un peu considérables de Liège, dispersa les ouvriers [...]. Il a fallu former un nouvel établissement & lui obtenir asyle, sous un gouvernement plus porté à la clémence». Désormais installée au bureau bruxellois du journal, la rédaction passa aux mains de C. Millon, A. Rozin, J.B.F. Van Mons et Weissenbruch, beau-frère de P. Rousseau. A partir de 1795, le contexte socio-politique tourmenté, les difficultés de communication avec le reste de l'Europe et la rareté du papier amenèrent Tutot à réduire la périodicité de l'E.J., qui devint bimestriel, et le nombre de pages des livraisons, qui chuta de 430 à 350. En 1797 le journal, à nouveau mensuel, fut repris en charge par Lambertine Tutot, sœur de l'imprimeur, qui le dirigea jusqu'en 1803, date à laquelle il fut cédé au libraire E. Flon qui le publia sous le titre de Le Nouvel E.J. En décembre 1803 il fut racheté par Weissenbruch et retrouva, de septembre 1804 à décembre 1814, son titre originel. Après une interruption de plus de deux ans, il reparut une dernière fois d'avril 1817 à avril 1818 sous le titre d'Esprit des Journaux, nationaux et étrangers, Journal encyclopédique, par une société de littérateurs et de savans. La rédaction était alors composée d'A.F. Mellinet, F. Fournier-Pescay et Weissenbruch. Philippe VANDEN BROECK
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